Prémonition

Christian Doumet dans le Vingt-troisième â–º Secousse sur À mes yeux de Laurence Werner David (Buchet-Chastel, 2017)


Il y a ce que raconte le livre : la voix narrative de Victor Crescas, sur la trace de son fils Tom ; la vie de Jade, celle d’Ava ; au loin, le drame du Chambon-sur-Lignon. Bref, ce que disent tant de romans : l’amitié, l’amour, la mort, le mal à vivre. Mais entre les mailles de ce récit tendu comme une nasse, passe un autre drame, lui insaisissable, irracontable, réfractaire à toute narration. De lui, on sait seulement qu’il hante tous les personnages ; qu’il instaure même entre eux le lien le plus profond, en dépit des aléas d’une intrigue séparatrice ; et qu’aussi bien, il unit les unes aux autres les phrases de ce livre, leur donnant leur résonance et leur couleur singulières, leur existence suspendue sur un abîme.

Ce drame second (mais nullement secondaire), apparaît toujours à la rencontre des corps et du monde. Là a lieu, pour ainsi dire à fleur de peau (le narrateur travaille « dans le secteur du cuir », comme on l’apprend dès la deuxième phrase), une opération aveugle, toujours la même, recommencée à travers différentes procédures, et qui tient tantôt de l’infiltration, tantôt de la pénétration brutale, tantôt de la cassure et tantôt de la chute. Ces instants processuels se signalent par le déploiement de sensibilité extrême auquel ils donnent lieu dans l’écriture. On pourrait, pour les décrire, s’attacher presque uniquement aux divers retentissements d’une préposition, ici convoquée avec tous ses ressorts : dans. Voici Jade : « Sa robe miroite dans le soleil couchant. (...) Elle dissimule sa stupeur par un sourire anxieux. Tant de lueurs contraires percent dans ses yeux. » (p. 19)

À mes yeux est donc entièrement consacré à ce double drame : celui, clair et mat, que tente de reconstituer tant bien que mal l’éphéméride des chapitres ; et l’autre, disparate, troué, volcanique, inquiétant, qui n’apparaît que fugitivement, par les interstices du paysage : « la piscine municipale, les parcs, la façade du lycée, la maison dans la forêt recèlent un même goût de fuite, un même labyrinthe (...) où la peur se mêle à la hâte que quelque chose survienne. Que quelque chose se sache. » (p. 18) On le comprend : tout le pouvoir d’attraction que ce roman exerce sur son lecteur tient à certaines interférences entre ces deux lignes imaginaires : la durée linéaire et les résurgences ponctuelles d’une couche profonde du temps, semblables à ces « béances » qui « vrillent la chronologie de mon film », selon une expression du narrateur (p. 202). Il arrive que la rencontre des deux produise dans l’écriture d’étranges effets, au regard de la logique. Ainsi de telle phrase, page 53, qui évoque le souvenir de conversations « restées chevillées à la surface de notre vie quotidienne. » Être chevillé à la surface : tel est en effet l’oxymore qui résume au mieux l’impossible expérience du livre, celle à laquelle il s’affronte et qu’il dramatise loin – et tout à côté – des péripéties d’une histoire familiale.

Le monde de Laurence Werner David est pénétrant. Mais « monde », ici, ne s’entend pas d’une totalité cosmique ou d’une globalité historique. C’est plutôt, plus modestement mais plus activement, l’agent d’une immédiateté à laquelle la vie est sans cesse confrontée, lors même qu’elle vise les horizons de la plus lointaine vérité ; un immédiat qui lui donne sa consistance et bien souvent son pouvoir de jouissance. « L’odeur de fougères brassées (...) pénètre (...) à l’intérieur de ma chemise. » (p. 95) ; des gouttelettes de brume « s’infiltraient à l’intérieur de mon écharpe » (p. 108) ; une « couleur émeraude humecte toute lueur traversant l’ancien domaine de Jade ». (p. 99 ; je souligne) : on n’en finirait pas de relever ces intrusions qui affectent les sujets du récit et rappellent au lecteur, si ce n’est à eux-mêmes, qu’ils ne sont que des épaisseurs sensorielles compliquées, le terreau d’une vie silencieuse où s’enracine la sexualité.

Car dans cette fascination pour l’intérieur, c’est bien l’attirance des corps qui s’énonce, autrement dit leur dépendance. C’est elle qui noue les destins et anime l’intrigue. Ava, par exemple, habite avec Tom « au ras de l’herbe » ; elle « ne voit pas comment elle pourrait vivre à l’extérieur de ce corps, sans cette clarté la plus totale qu’il a introduite dans sa vie d’adolescente ». (p. 142) Ailleurs, « le "fantôme" de la mère semblait être passé directement dans le sang de son fils pour l’habiter, le hanter et lui pourrir la vie ». (p. 146) Rien d’étonnant, dans ces conditions, si l’un des chapitres les plus forts du roman tient à l’évocation d’une grossesse. Jade relit les notes qu’elle a prises pendant ces mois où, plus radieusement que jamais, l’intérieur du corps fait sentir sa vie propre et ses émotions embryonnaires (liées à la musique). C’est le moment où un mot semble remonter lui aussi de quelque matrice de la langue, se mettre à vivre son destin comme un miroir des aventures personnelles qu’il éclaire soudain de son étrangeté : « Féral : se dit d’un animal domestique qui est retourné à la vie sauvage. » (p. 125)

Ne serait-ce pas là, en effet, le destin commun de ces destins croisés : un retour à l’animalité que laissaient entrevoir les peaux de bête auxquelles le narrateur consacre son activité, ou les forêts qui servent de décor à plusieurs épisodes du roman ? Retour où se conjuguent attirance et hantise, dans un trouble effet de fascination. « J’ai l’impression de m’enfoncer dans le sol, dit le narrateur, tout en éprouvant, les minutes qui suivront, un immense apaisement. » (p. 240) Ailleurs, Jade « se sent glisser dans un lac froid et trouble ». (p. 195) À aucun moment, bien sûr, la sauvagerie n’apparaît au grand jour du récit, si ce n’est lointainement, dans l’écho d’un meurtre. Mais elle est omniprésente à l’écriture, et fait de ce beau texte une sorte de perpétuelle prémonition.

11 juillet 2018
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