3. Le cauchemar

Vercors

Dans ma bibliothèque, à présent réduite à cinq ou six planches, près des cuirs soutachés d’or des auteurs éternels, le lot de romans sentimentaux sauvés de la décharge forme une masse incongrue, un demi-mètre de volumes aux liasses affaissées, aux dos loqueteux et jaunis, que j’ai dû serrer entre les ailes de deux angelots de plâtre argenté. Malgré sa discrétion, Nora n’a pu s’empêcher de s’en étonner, et ayant dévisagé les titres, de m’interroger du regard. Sans doute me suis-je mépris. Je suis trop fétichiste pour prêter mes papiers bible, mais cette brocante de livres effrités m’importe peu – seule leur présence fait sens. Nora saurait assez de français pour les lire, si l’on pouvait encore lire ce genre de choses. Mais la nostalgie n’a que faire de la vraisemblance : je l’ai imaginée, Max Du Veuzy entre les mains, parcourant ces pages imprégnées du souvenir de ma mère, ressuscitant complaisamment les aventures qui l’avaient arrachée à la monotonie des travaux domestiques et aux angoisses de l’occupation, et après elle sa demi-sœur, ses belles-sœurs, puis sa fille, et combien d’autres femmes hors de sa parentèle, et je l’ai autorisée à y piocher, si cette eau de rose la tentait. Je me suis repenti de ce mot maladroit en apprenant peu après, par hasard, que celle que je croyais à peu près inculte, l’esprit seulement orné du prestige de la nature, à l’image de la plupart des femmes jetées chez nous par la famine ou la guerre, était professeur d’université, spécialiste de la culture préislamique. Elle a refusé d’un sourire, mais, tout diplômée qu’elle fût, je l’ai surprise un soir devant la collection des anges à parcourir puis emprunter en cachette un volume, qu’elle remit quelques jours plus tard à sa place en cachette, comme si de rien n’était. Qu’a-t-elle trouvé d’intéressant dans ces romans de Tendre pour y insister, ôtant de l’étagère indigne, après Moineau en cage, les cahiers débrochés du Manoir sans soleil ? Est-ce l’absence d’originalité qui plaît, le fait de retrouver sous des noms changeants les mêmes personnages stéréotypés échappés du musée Grévin de l’avant-guerre, le même Maxime ou Sigismond travesti tantôt en officier, tantôt en vicomte, la même jeune fille rêveuse et naïve qui s’en éprend malgré l’interdit, ou l’impossible, celle que toute femme a un jour été, sœur jumelle de la lectrice qui parcourt des yeux les pages tâchées de son des Éditions Tallandier et dont le cœur violemment bat dans le corps de cette autre, une Gloria ou Hildegard ou Frika ballotée par les événements, déchirée par la ruse et la méchanceté avant que la vertu enfin ne triomphe, et l’amour ?

Nora s’est vite reprise. Quelques jours plus tard, lassée de ces sucreries, et peut-être désireuse de se racheter à mes yeux, je l’ai vue explorer du doigt l’étagère sur le Vercors, feuilleter quelques traités d’Histoire, puis s’attarder au volume de témoignages recueillis par La Picirella. J’ai cru me racheter de mon impair en l’encourageant à le lire. Je lui ai décrit l’homme et sa méthode, ses années d’enquêtes pour retrouver les survivants et les convaincre de se livrer, obstination qui a permis de sauver la mémoire d’une myriade de petits faits. Par complaisance, j’ai tu les défauts de ses pages, souvent brouillonnes, qui étouffent l’événement sous un fourmillement de détails, leur éloquence parfois enflée (« Le fanal de la mort vint braquer sa lueur blafarde sur le corps du malheureux tirailleur… ») et la naïveté de l’ancien maquisard quand il se mêle de philosopher ou d’élucider les ressorts de l’Histoire. J’ai fait si bien que Nora est repartie avec le livre. Cette fois encore, je m’en suis repenti. Elle me l’a rendu deux jours plus tard, me disant seulement qu’il était effroyable, et j’ai vu des larmes dans ses yeux. Un signet marquait les pages relatant l’équipée sauvage de la Milice en avril 44. Dagostini et ses gueules tordues avaient semé la terreur sur le plateau, arrêtant au hasard, torturant et fusillant à la diable, avant d’exiger du curé de Vassieux une messe privée, qu’il leur avait refusée. Plus que celle des miliciens, c’est la cruauté de Maud Champetier de Ribes, la maîtresse de Dagostini, qui terrifie : « …jouant avec mon dernier né, âgé de 8 mois, à lui jeter son édredon sur le visage, elle lui criait : Ris ou je te tue !...  », puis choisissant les tortures qui débrideraient les réticents. Mireille Provence, qui y gagna son surnom d’espionne, faisait pâle figure auprès d’elle – elle se rattrapera par la suite. Quel enfer le Vercors a-t-il rappelé à Nora ? Dans le raffinement des tourments, dans l’aveuglement des crimes, la mukhabarat de Bachar al-Assad vaut la Milice et la Sipo-SD. J’ai suivi la guerre civile de façon trop distraite pour m’y risquer avec Nora ; sa pudeur l’aurait d’ailleurs empêché d’en parler. Quoi qu’il en soit, relisant La Picirella, que j’avais beaucoup fréquenté autrefois et presque oublié, j’ai été saisi par la barbarie des Allemands et de leurs supplétifs mongols, ainsi qu’on les nommait, quoique seulement caucasiens ou ukrainiens.

On ne peut revivre ces mois tragiques sans être hanté par quelques images de cauchemar qui, par leur excès même, semblent avoir perdu tout lien avec l’Histoire. Ainsi du calvaire de deux paysans pendus par les pieds jusqu’à la mort, qui m’a rappelé la fresque de l’enfer peinte en façade d’une ancienne auberge de Novalaise, près du chantier de La Maddalena. Les diables qui tourmentent le damné (La punizione del superbo, dit Internet) n’ont ni cornes ni sabots, ni queue aiguillonnée : ce sont des hommes ordinaires, sans difformité visible, en tous points semblables aux bourreaux de ce monde. De ceux du Vercors, un vieux peintre aurait peuplé un enfer luxuriant, multiple, sombre et expressif. Mais les mots, qui sont notre fusain et nos couleurs, les mots sont presque impuissants. Il faut que le lecteur y donne de sa personne, qu’il noue la corde et l’accroche à la branche, qu’il déploie l’immense forêt déserte autour de l’arbre où les deux hommes sont pendus, le front raclant la terre, qu’il éprouve leur faim, leur douleur et, aussi pusillanime qu’il soit, qu’il grave la mort sur leur visage – quant aux tortionnaires, leur silhouette suffit, des formes anonymes en combinaison noire, peut-être ornées d’un emblème à tête de mort, comme les parachutistes qui ont détruit Vassieux au lance-flammes, hommes, bêtes et pierres. De ces atrocités, peut-on faire de la littérature choisir les mots pour leur précision, leur force expressive, la rumeur qu’ils soulèvent, l’écho qu’ils réveillent au fond des vieilles bibliothèques les disposer en phrases harmonieuses ou convulsives, leur donner rythme et éclat sans en rester muet de honte, la main figée sur le clavier, devant le pointeur qui cligne sur l’écran au milieu du morceau d’éloquence ? Plutôt qu’une page habile, le dénuement des procès-verbaux :

…croyant que son sacrifice éviterait la terrible représaille, il se laissa sans une plainte brûler vif… son corps réduit à quelques dizaines de centimètres fut pieusement déposé dans un petit cercueil de bois de la dimension d’une valise. (St-Julien-en-Vercors, 18 mars 44)

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20 juin 2023
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