Classique & classiques

Guère étonnant que littérature et vélo fassent si bon ménage ! une autre lecture de « Demain je meurs » — Christian Prigent, POL éditeur — par un local de l’étape.


Unité de lieu :

Saint Brieuc, la ville, un quartier, l’hôpital et ses parages. Où le narrateur-pédaleur en passe par tous les états tandis que meurt le père né hier pourtant. Circuits dans les rues, dans les couloirs. Ascenseurs et escaliers dans les bâtiments comme dans la mémoire.

Unité de temps :

l’instant du passage. Où personne n’a plus d’âge puisque hier est aujourd’hui et qu’en ce moment-là, c’est déjà demain. Cet événement qu’est la mort est frère jumeau de l’autre qu’avait été la naissance. Il n’y a plus d’entre deux. Tout est condensé dans ces deux instants réunis. Tout est là dans cette matière rassemblée soudain et qu’on nomme la vie d’un homme. Homme qu’on voulut véritable (Tante Clara chante ses louanges), et homme aux mains dites sales en même temps (demandez-donc ce qu’il en fut aux 12 de Saint Brieuc, aux solliciteurs dans les permanences en Mairie ...). Homme de son temps et dans son temps, donc.

Unité d’action :

mais ceci est une autre histoire. Il faut alors affronter les paradoxes. La réussite scolaire et sociale en ruptures-liens avec les origines, la coupure d’avec les discours ordinaires du fait de la fréquentation des œuvres littéraires et même de leur enseignement, les dichotomies entre le projet de cité radieuse et le quotidien de la vie de famille et de militant de proximité. Tandis que dans le monde, ailleurs, mais si proche, Budapest explose puis se normalise. Comment en arrive-t-on à dialectiser le monstrueux et l’aspiration au bonheur de tous ? cela passe en tout cas par une scène de ménage et un repas pris en retard. Cela passe par le journal chiffonné et jeté en boule aux poubelles de l’Histoire. Cela passe par une confrontation entre l’auteur de la Maison du peuple et Aimé (le père) pour sauver le soldat Camus, envers et malgré tout. On s’écharpe on se combat, et ces deux – là savent cependant que cette scène tisse encore plus solidement leur solidarité et leur amitié. Paradoxes, tout n’est que paradoxes. Inutile de vouloir les réduire à du consensus . On trinque, on boit et chacun repart de son côté. On se reverra encore, c’est promis : et vive La sociale ! Dans ce roman, lieux, temps, actions sont d’abord et avant tout langage. Un lancer de discours rythmé, une scansion pour une ascension . Du style à la Prigent. Et vive la poésie. On est priés de passer à la caisse pour solde de tous comptes et de tous contes. Sept langues et plus sont convoquées : du français à l’allemand en passant par le gallo, le breton, les langues anciennes. Alors, le livre dans la main gauche, on repasse comme le faisait le père, les doigts de la main droite dans les cheveux pour essayer en vain de dompter la mèche rebelle, Symbole de ce réel qui ne se plie et ne se pliera jamais à la logique des prescripteurs en tous genres.

Reste à lire, à re-lire, à déclamer, à dire, écouter et surtout à y entendre bien des choses de la vie qui n’ont pas fini d’advenir dans ce dialogue muet, mais pas forcément de sourds, tandis que moi aussi, lecteur pressé, je meurs demain.


Notes complémentaires :

I. Classique et classiques : la place du vélo dans l’oeuvre de Christian Prigent, ne s’explique pas uniquement par Alfred Jarry. un grand local de l’étape fut Bernard Hinault, né-natif d’Yffiniac, les Côtes du Nord n’étaient pas qu’une appellation littorale, on pouvait, ou peut toujours y acquérir un "profil de grimpeur"
C’est pourquoi « la petite reine » sera des festivités jarryques de Saint-Brieuc, — Christian Prigent a dûment célébré le saint Chiot — ; Paul Recoursé y est son fidèle équipier.

II. Prigent, Prigent et encore Prigent :

— un avant-goût fut donné avec géographie pathétique (cf. l’allusion gallésante de P. Rec.)
le cycle breton fut célébré par un suiveur de la course
— le propos radiodiffusé relayé en côte
— à savoir : l’enthousiasme jamais démenti de Jean-Claude Lebrun : « Au moment d’inclure ce livre dans une sélection de lectures de poésie, on hésite. Ne s’agirait-il pas d’autre chose ? Roman, autobiographie (ou autofiction), histoire locale, témoignage ?) » les louanges « Mourir d’aimé » de Christophe Kantcheff (Politis) [1], et bien d’autres à venir

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Certains lecteurs amis me font savoir qu’ils n’ont jamais pu "entrer" dans cette esthétique ; mais c’est leur droit le plus imprescriptible ! je leur dirai pour les intriguer peut-être, que me touche autant par sa rhétorique profonde le livre de Thierry Beinstingel 1937 Paris Guernica [2]d’une facture absolument différente ; d’ailleurs je connais leurs "sortilèges" à l’un comme à l’autre, mais le croisement histoire intime/Grande Histoire qui fonde leurs deniers opera (pour une fois le pluriel d’opus leur va bien) n’est en aucune manière la recette pour me faire adhérer à leur propos. Je réaborderai bientôt cette question de rhétorique profonde, qui m’intrigue (ah Ricoeur !) , via l’oeuvre critique de Patrick Née. Je le crois un bon directeur de course.

Last and least : la fresque illustrative (André Coupé) se retrouve sur l’un des murs de La Maison du Peuple, qui n’est pas qu’un titre de Louis Guilloux (que Paul Recoursé a bien connu comme Edouard et Etiennette Prigent)

11 mars 2007
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[1C.K. a mille fois raison de citer l’entretien avec Fabrice Thumerel, libr-critique.com, et en particulier :

Je crois que depuis « le début » (disons : La Belle Journée, chez Chambelland, en 1969), j’écris toujours la même chose. Et cette chose relève d’un traitement du matériau autobiographique. Mais jamais dans l’ordre d’une reconstruction narrative positivée de ce matériau. Toujours dans l’ordre d’une opération musicale stylisée qui consiste pour l’essentiel à épuiser ce matériau. Je veux dire à l’arracher à sa chair mêlée d’expériences, de culture et de fantasmes pour le désincarner de cette chair-là et le réincarner, stylisé (calculé, composé, sonorisé et rythmé) dans l’autre matière : la langue. Un livre est pour moi ce vase communicant où l’insensé de l’expérience se vide, s’oublie et meurt pour ressusciter, réifié en pur morceau de langue vivante — et dépasser par ce vecteur, oui, sa propre subjectivité. C’est cela que j’ai toujours cherché, plus ou moins confusément. D’abord dans la naïve distraction poétique (avant TXT ). Ensuite d’une façon assez crispée par les attendus théoriques (linguistiques, psychanalytiques..) qui me servaient de garde-fou dans les années 1970. Puis de manière, j’espère, de plus en plus libre, décomplexée et acharnée à la fois. C’est-à-dire aussi avec de moins en moins de souci de se démarquer de quoi que ce soit d’autre (« l’écriture de soi triomphante », soit : mais qu’en ai-je désormais à faire ?). Il n’y a plus rien de réactif au champ, plus guère, même, de métapoétique polémique, dans mes textes de fiction. Et peu m’importe aujourd’hui qu’il s’agisse d’avant-garde (ou pas), de modernité (ou non). Ce qui ne veut pas dire que j’ai abandonné le goût de penser théoriquement ce qui s’y produit : L’Incontenable (en entier) et Ce qui fait tenir (en partie) sont des livres traversés par cette volonté de continuer à penser les opérations de fiction — dont les miennes.

Cet entretien est téléchargeable en pdf.

[2cum grano salis, Th. B. reconnaît à ce titre une allure de « grande classique »