L’Europe exilée (à partir de Sándor Márai) | Pascal Gibourg

Sándor Márai est un écrivain hongrois dont l’existence couvre celle du XXème siècle. C’est dire qu’il en épouse les illusions et les tragédies. Il meurt exilé aux Etats-Unis en 1989 peu avant la chute du mur de Berlin. Il se suicide. Comme pour Zweig, les hauteurs de la célébrité et la lucidité qui parfois l’accompagne, une fois l’ivresse dissipée, loin de représenter un mur protecteur, semblent avoir au contraire symbolisé un gouffre à l’attraction irrésistible.

Si les romans ont été au cœur de la reconnaissance dont il bénéficia, le lecteur pas toujours féru de fiction que je suis s’est davantage laissé séduire par des récits historiques à la facture littéraire sobre et poignante, ce qui n’exclut pas des phrases amples et un certain tranchant que l’on peut imputer aux faits. Dans ces récits où l’histoire de la Hongrie joue un rôle capital, on assiste à un tiraillement entre le factuel et le réflexif, l’immixtion de la pensée au cœur d’un événement aussi banal qu’une promenade conférant à l’ordinaire une sorte de fatalité : celle d’un monde voué à disparaître.

Mémoires de Hongrie et Ce que j’ai voulu taire se répondent en ceci qu’ils parlent de la même période, l’occupation allemande de la Hongrie - préfigurée par celle de l’Autriche -, suivie par l’occupation russe. En effet, si c’est le 12 mars 1938 qui occupe l’esprit de l’auteur de Ce que j’ai voulu taire, c’est de manière symétrique le 18 mars 1944 qui occupe celui de Mémoires de Hongrie, comme si le sort d’un pays pouvait dépendre d’une journée, ou de deux. Comme si l’existence pouvait se briser plusieurs fois, la seconde rappelant la première, ou la première contenant la seconde et peut-être davantage.

Les destins brisés ne manquent pas et si certains semblent devoir retenir davantage notre attention, c’est peut-être qu’on soupçonne au travers de leur combat celui d’un peuple ou de l’humanité tout entière. On a peut-être oublié un peu vite qu’une partie non négligeable de l’Europe du vingtième siècle s’est exilée et que ce qui a survécu après cela ne s’en est pas trouvé renforcé mais affaibli. L’Europe de l’après-guerre s’est projetée dans une fiction de reconstruction et de réconciliation qui était sans doute nécessaire. Elle a largement occulté l’hospitalité qui lui a évité d’être totalement décimée au point de ne plus comprendre aujourd’hui ce que veut dire passer, partir, arriver. Ceux qu’on nomme aujourd’hui les migrants nous rappellent combien nos institutions sont fragiles et peuvent se montrer défaillantes, combien les volontés des individus diffèrent des politiques d’Etat.

Márai à sa manière pose ces questions qui nous agitent aujourd’hui. Dans Ce que j’ai voulu taire il dresse d’abord le portrait de l’écrivain qu’il était à la fin des années trente, rayonnant et sûr de lui, confiant dans l’utilité de son travail littéraire et journalistique, ceci pour mieux faire ressortir ce moment, cette rupture dans la continuité de sens qui était comme une vague qui portait le monde de la culture bourgeoise de l’époque. Il écrit, en référence au moment où Hitler envahit l’Autriche :

« Le cerveau de l’homme n’est pas le seul à lui faire comprendre quel est son destin, il y a aussi ses tripes. C’est pourquoi ce jour-là j’ai effectué mon pensum quotidien - mes trente lignes - de mauvaise humeur ; mon foie et ma vésicule biliaire devaient se douter de quelque chose que mon cerveau ignorait ou plutôt ne voulait pas croire : je devinais que ces lignes-là, je les écrivais dans le néant. »

Difficile de ne pas penser que nous sommes héritiers de cette pensée là. Certes, nous n’avons pas vécu l’effondrement de la grande Europe, la déconstruction de cet édifice symbolique inauguré aux alentours du XVIème siècle ou du XVIIIème, selon les lunettes que l’on voudra bien chausser. Cependant, si on a pu dire de la Guerre de 14 qu’elle clôturait le XIXème siècle, il faut croire que la Seconde Guerre mondiale emporta quelque chose qui avait persisté dans les esprits : une image ou une idée de la culture dont le fantôme n’est peut-être pas encore mort. Les soubresauts que vit actuellement l’Europe illustrent la fragilité de cette reconstruction post-hitlérienne : retour de l’extrême-droite, fermeture des frontières ou expulsion des migrants. Ce que j’énonce là est éminemment politique, mais également éminemment littéraire. Car si les écrivains écrivent dans le néant, on ne sauvera rien de l’Europe. Ne faudrait-il pas au contraire ouvrir la porte pour se mettre en situation de devoir dire quelque chose à quelqu’un ?

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Que se passe-t-il dans la tête d’un lecteur de 2017 ? Didi-Huberman vient de publier Passer quoi qu’il en coûte. En visionnant des performances de Christophe Tarkos, je n’ai pas pu ne pas me dire qu’une certaine poésie avait congédié le livre et l’idée de langue savante ou cultivée qu’il charrie avec lui. Et puis, maintenant, voilà que Márai vient me dire que c’est depuis 1938 qu’il écrit dans le néant ! Il va de soi que l’exil du sens dont je parle ne se limite pas à un exil des corps, que si la question du sens ne prend pas pour appui les corps qui nous font face, elle n’acquerra aucune consistance et l’on continuera de débattre dans le vide. Pourquoi écrire, pour qui ? Il est possible que celui qui écrive ne se pose pas cette question, du moins dans le temps de l’écriture. Il est possible que cette question ne souffre pas de réponse. Et pourtant, il est de première importance que des intelligences se saisissent du langage pour en faire autre chose qu’un outil pratique, une béquille quotidienne ou un véhicule pour l’endoctrinement ou l’idéologie, lesquels sont presque partout, même ou d’abord dans les insultes, qui sont comme un tapis où les quilles du jeu du monde roulent un peu trop souvent, et pas seulement en période électorale.

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Ramenée à la brutalité de l’histoire, mue par un souci de comprendre et d’analyser, l’écriture de Márai atteint à un degré de sobriété et de dégrisement qui force l’admiration. Possible, me dis-je, que cette Europe récemment disparue ait produit dans les ultimes moments de son rayonnement une musique singulière qui enchante dans la mesure même où elle fait coïncider le voir avec le disparaître. Certes, les écrivains ont toujours quelque chose à dire, et ceux qui se mêlent d’histoire tout particulièrement. Mais il n’en reste pas moins que le plus important réside dans une intonation, un accent, un phrasé auxquels la voix recourt pour se faire entendre :

« J’ai voulu me taire. Mais le temps m’a interpellé et j’ai su que c’était impossible. Plus tard encore, j’ai compris que le fait de se taire était une réponse en soi, à l’instar de la parole et de l’écrit. Parfois se taire n’est pas la parole la moins dangereuse. Rien n’irrite autant l’autorité qu’un silence qui la nie. »

Splendide ouverture de Ce que j’ai voulu taire, qui invite à penser qu’écrire ne s’oppose pas à se taire mais au contraire travaille à faire entendre le silence dans les mots, à briser l’entente tacite, les significations convenues. La simplicité du langage (excellemment rendue par la traduction de Catherine Fay) n’est pas le moyen choisi par Márai pour atteindre à l’essentiel, c’est le butin de guerre arraché à l’ennemi, lequel n’est pas plus l’Allemand que le Russe. L’ennemi, c’est un usage de la langue qui nous fait perdre de vue l’essentiel qui couve au cœur du langage : sa puissance d’accueil. Et que ce soit dans certains cas la littérature ou le livre - cette forme socialement sophistiquée d’expression -, qui nous le rappellent n’apparaîtra comme une aberration que pour ceux qui octroient des pouvoirs excessifs à l’immédiateté et à la spontanéité. Les trente lignes dont parlent Márai - l’essentiel de son travail quotidien, en d’autres termes ce à quoi il attache le plus de prix, loin devant ses articles ou essais desquels il tire pourtant sa subsistance - voilà le nectar, voilà l’eau claire qu’il donne à boire à tous ceux qui s’enivrent trop facilement de formules ronflantes. Poétique du dégrisement, celle dont on se lasse le moins vite.

La question est toujours celle de savoir ce qu’on fait ici et avec qui, quand bien même la réponse se trouverait parfois dans la solitude et dans la lecture parce que c’est là que la puissance du langage se ressource pour retrouver sa justesse et sa pertinence, son espace et sa porosité. Et si la place publique est l’endroit où l’on se retrouve pour parler, c’est d’abord parce que parler fait place à l’autre sans qui on dépérit. Ecrire, parler, c’est d’abord écouter. Et puis après, plus tard, commencer à entendre, si c’est possible.

18 novembre 2017
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