Le Ballon



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(Un texte produit dans cet atelier animé par Cathie Barreau)

Le ballon

Ma main était maintenant coincée sous son bras et je me disais, surtout, ne bouge pas. Ne bouge pas. Ne le regarde pas. Continue de marcher, comme si de rien n’était. Continue de marcher, ne bouge pas. Regarde devant toi, regarde, oh !, le vieux casino au bout de la digue. Regarde ! Et, non, surtout ne bouge pas.

Ce n’était pas confortable, pourtant, cette main en hauteur, coincée sous son bras. Et ce n’était pas naturel. Parce qu’il était beaucoup plus grand que moi. Il était beaucoup plus grand que moi. Et ça commençait à tirer sur mon épaule, ça commençait à faire mal.

Et pourtant : Ne bouge pas, me répétai-je encore, tétanisée, en vérité, stupéfaite par ce geste qu’il avait eu soudain : glisser ma main sous son bras, et refermer son coude dessus, dans un mouvement ferme, dans un claquement sec si ça avait dû faire un son.

Je ne l’avais pas vu venir, ce geste, tandis que je marchais à côté de lui. Juste senti, soudain, qu’il saisissait mon poignet et qu’il calait maintenant ma main sous son bras, comme ça sans un mot, sans rien dire, et il serrait fort, maintenant, et ça faisait presque mal.

Mais, ne bouge pas, me répétais-je encore. Ne bouge pas. Et pourtant, c’était ridicule, je m’en rendais compte, maintenant. Maintenant que nous croisions des gens sur cette digue, et que les gens me regardaient. Ils voyaient bien, les gens, que quelque chose clochait, que je n’étais pas à mon aise, dans cette position, qu’il était beaucoup plus grand que moi et que je devais avoir mal. Ils voyaient bien que c’était ridicule. Ils avaient raison, c’était ridicule. Bras dessus dessous, comme des vieux, c’était ridicule. Ce n’était pas de mon âge. Oui, j’avais honte. J’avais honte.

Et lui aussi, avais honte. Je le sentais, maintenant, il avait honte aussi. Je le sentais dans son corps tendu à mes côtés, son corps serré, sans souplesse, progressant d’un pas trop régulier, trop sûr de lui, faisant barrière, par sa raideur, à toute émotion qui pourrait le faire tressaillir. Lui totalement paralysé en vérité par ce geste qu’il avait eu, brutal, autoritaire, qui l’avait surpris lui-même, qui lui avait presque échappé, et qui le mettait lui aussi, maintenant, dans une position où il se trouvait coincé, comme ma main restait coincée sous son bras.

Bien sûr qu’il avait honte, bien sûr c’était ridicule, bras dessus, bras dessous. Mais comment faire autrement ? Comment faire autrement ? C’était ça ou rien. Autrement, il ne savait pas faire. Main dans la main comme des gens ordinaires, comme un père et sa fille, non, il ne savait pas faire. Avec un sourire, un regard, quelque chose, non, il ne savait pas. C’était ça ou rien. Et moi, au fond, je savais cela. Et même si ça commençait à me mettre en rogne, même si la colère commençait vraiment à monter, je savais, c’était ça ou rien. Malgré l’inconfort, malgré la honte, malgré la colère, bouger, non, c’était impossible. Cela ne suffisait pas pour que j’enlève mon bras. D’autorité, comme il avait saisi mon poignet. Je ne pouvais pas. Il fallait prendre ce geste, il fallait le prendre et ne plus bouger. Le prendre parce qu’habituellement, c’était plutôt rien.

On est arrivé à hauteur de la statue, celle qui est érigée sur un socle immergé dans le chenal, la statue du marquis de la Fronteira et j’ai senti que cela le soulageait. Cela le soulageait parce qu’il avait quelque part où poser son regard, un espace, soudain, où se détourner de sa propre affliction. Parce qu’il était affligé par sa maladresse, je le sentais à son corps raidi qui progressait à mes côtés, droit, impassible, et qu’avec ma main toujours bloqué sous son coude, j’eus soudain le sentiment de soutenir moi même, tant il me semblait vaciller à l’intérieur.

Et son désarroi, son âme qui devait être perdue, me gagnaient aussi, mêlée à la colère, la colère contre lui, de devoir, malgré tout, accepter ce geste là, sans chaleur, sans émotion, parce que c’était ça ou rien. Parce que c’était toujours ça ou rien.

Comment en sortir, devait-il se demander, comme je me demandais, moi, Comment me libérer de son bras ?

C’est alors qu’a rebondi le ballon. Ce ballon arrivant de nulle part, de la plage sans doute, un coup de pied maladroit qui l’avait envoyé au dessus de la digue ou nous nous trouvions et qui rebondit devant lui. Juste devant lui. Lui offrant soudain l’occasion de délier son bras, de libérer sa main, pour s’éloigner, enfin agile avec ses pieds, enfin libéré, son corps retrouvant soudain toute sa souplesse. Il fit rouler le ballon à gauche puis rebondir du pied droit et, d’un franc coup de pied, l’envoya rouler droit devant, se précipitant à sa poursuite.
Et moi, libre aussi enfin, à mon tour me jetant dans la course avec lui, une course folle, l’un à côté de l’autre, épaule contre épaule, moi agrippant soudain son coude pour tenter de le ralentir, de le dépasser, Et lui m’attrapant l’épaule pour se dégager et prendre le dessus, rester le premier dans la course. Et finalement, l’un derrière l’autre, nous courant ensemble derrière ce ballon qui roulait sur la digue droit devant, et lui soudain partant dans un grand éclat de rire. Lui soudain riant d’un rire essoufflé mais entier, et moi partant à rire aussi, le rejoignant dans ce rire merveilleux, qui balayait tout. Soudain. Pardonnait tout.


Erneste Boullanger

13 avril 2010
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