Sébastien Rongier | Scènes de l’abandon

Sébastien Rongier a lu ce texte lors de la quatrième édition de La Nuit remue. Vous l’entendrez lire ici.


1.





Ce dont on se souvient d’abord – surtout – c’est de son dos – loin – disparaissant dans la nuit.



2.





C’est son dos
Loin



3.





Il faudrait commencer par un visage, le visage d’un enfant qui prendrait toute la surface d’un drap, d’un voile. Une vieille image qui flotterait. Un souvenir. Un visage d’enfant rond. Les boucles blondes de son âge. Il a six, peut-être sept ans, des boucles blondes et dans sa tête des images d’enfant, des regards d’enfant, des jouets d’enfant dans ses poches, et le sac posé à côté de lui.



4.





Le sac


5.





C’est une image. L’image d’un visage. Le visage d’enfant flottant sur un drap blanc (au milieu d’une brasserie).



6.





Dans la brasserie enfumée, on se souvient de la table du fond. Tout au fond. Quelques marches à monter, la hauteur pour tout voir, tout observer. Le rire des clients. Les échanges rituels. Les habitudes. Les clients qui entrent, s’installent et déplient un journal, sans dire un mot, juste un coup sec de la tête en guise de salut, et reçoivent, comme un rite, une cérémonie silencieuse, le premier verre. Le ballon de rouge de l’un, la bière pression de l’autre, les anisettes de la majorité. Et quand on veut un whisky les soirs de fête ou de désespoir, on demande « un djibi, Max ! » avec le seul accent américain que l’on connaisse, celui de Johnny qui tourne en rond dans les juke box.



7.





Sur la table du fond, à côté du couloir conduisant aux toilettes et à la cabine téléphonique à jetons, il y a un demi à peine entamé et un verre de menthe à l’eau au milieu duquel se dresse une paille droite.



8.





Il s’est levé après avoir bu une gorgée de sa bière. La mousse grasse et blanche sur sa moustache qu’il lèche. Il va téléphoner.



9.





La salle est vide. Vidée. Comme un apaisement. Les tables ont été débarrassées, les chaises grossièrement rangées, les derniers verres vidés dans l’évier, nettoyés et rincés. Une dernière goutte d’eau sur le bord renflé d’un verre retourné. Elle glisse lentement. En silence. Apaisement de la salle vide d’allées et venues, de gestes et d’attentes. Et le bruissement continu des conversations qui se sont éteintes, déplacées. Reste le grondement léger des frigidaires. Dans la salle, il n’y plus rien. Des tables renversées sur les banquettes anciennes. Les chaises dessus comme une construction enfantine, une installation en devenir. Les chaises comme une barricade, pour passer un dernier coup de balai, déloger les mégots – nombreux –, les poussières, les papiers. Après une serpillère humide et brulante. La vapeur danse un court instant avant d’étouffer sous le poids de la crasse quotidienne. Dehors une voiture passe. Un trait de lumière parcourt la salle désormais vide. Le visage légèrement apaisé, légèrement apeuré – on ne sait pas – regarde cette pause du temps dans la nuit des cafés.
Une image qui flotte dans l’espace. Plis de drap suspendu au bout de rien. Bords sans cadre ni attache. Une onde d’air qui transforme le visage. L’instant d’après. L’instant d’avant. Rien n’est plus pareil. Rien n’est exactement le même. Front qui se plisse, se creuse. Regard qui suit le mouvement, avance vers le seuil. Regarde au seuil ce qui n’est plus. Ce qu’il n’y a plus. Il n’y a plus la silhouette. Le corps a disparu dans le noir du seuil. L’éloignement. Le visage plissé a regardé l’éloignement.
Les banquettes creusées attireront bientôt d’autres clients. Ceux de passage, ceux que l’on reconnaît sans connaître leur nom, et les grands habitués qu’on appelle encore piliers. Ils seront là, empliront les journées et les soirées. Sans savoir. Sans rien dire de la veille, sans évoquer le temps d’avant, et le vide quand, au seuil traversé, il y a eu une disparition.
Le visage flottant de l’enfant regarde le vide installé. Un tissu dressé d’images diffuses. Tâches de rousseur en noir et blanc. Chevelure épaisse bouclée qui forme comme un roulis dans le plissement du voile. La face se répand comme une trouée au milieu du vide. Billes de regards, fente de parole muette. Et pour chaque soupir un tremblement de feuille.



10.





Tracer une ligne oblique dans l’espace pour suivre du regard la disparition dans le vide. De la table au seuil. Les marches, les pas. Les mètres, le parcours. La porte : une glace. L’extérieur qu’on voit. La nuit qui s’étend, dehors. Dans le bar qui s’agite encore, on voit dans la ligne du regard la nuit, dehors, répandue. Et sa silhouette bientôt disparue.



11.





Il a posé le sac.
A côté de l’enfant assis.
Il s’est levé pour aller téléphoner.
Il est revenu pour dire qu’il allait faire une course.
Et revenir.



12.





Il a pris l’oblique : les marches, les pas, la porte, la nuit.


13.





Et le dos.
En dernier.
Le dos.



14.





Le verre de menthe devant soi. Et la brasserie dans une autre ville. Mais comme si on était chez soi. Comme si les bruits et les habitudes étaient les mêmes : percolateur, grain de café broyé, bruit sec et métallique de la dose moulue, tasses qui s’entrechoquent quand on les range, bouteilles qu’on débouche, qu’on décapsule – le pop qui emplit l’espace, ou le pschitt bref qui zèbre – bruits sourds – arrêtés – de la manette actionnant les pompes en sous-sol, les fûts de métal renflés qu’on perce. Les bouteilles qu’on range dans les trous de métal, les bords qui glissent à chaque nouvelle commande. Le tiroir de la caisse qui claque quand on rend la monnaie, mais autrement que les portes frigoriques quand on sort une bouteille du frais.
La paille qu’on utilise encore pour boire l’eau verte en regardant le serveur glisser les mains dans les poches de son gilet noir pour rendre la monnaie, les pièces qui manquent toujours et les billets qui grossissent le portefeuille de cuir souple. Les gros billets de cent francs, les Corneille avec la perspective derrière qui entoure le visage, ces billets qu’on reconnaît de loin.



15.





Il a écrasé une cigarette dans le cendrier entre les deux verres. Le bout filtre mâché comme les autres. En transparence dans la menthe à l’eau, on compte les mégots. On compte les cigarettes fumées les unes après les autres sans que la main ne soit sans un tube allumé, incandescent, consumé. La fumée est épaisse dans la brasserie. Tous semblent fumer. Des cadavres de mégots jonchent le sol. Régulièrement un serveur balaie le tour du bar. Un peu moins la salle. Et les énormes cendriers répartis stratégiquement le long du bar. Ils recueillent en masse d’autres cigarettes terminées.



16.





Le retentissement de la cathédrale. Si proche. Le bruit d’une cloche, d’un carillon. Y avait-il eu cela. Aurait-on pu le concevoir ce soir-là, l’entendre ce soir-là – ce bruit – dans le bouillonnement de la brasserie, ce soir de province, ce samedi soir-là. Que sait-on alors des bruits. Dans l’affleurement des temps, des bruits se perdent, d’autres résonnent, mais l’insaisissable demeure.
Dans le bruit absent d’une cloche sinon dans les mots que l’on trace, on passe des frontières, sillonne des chemins. On voudrait bien retrouver les traces effacées par les pluies du temps, dévorées par les oiseaux lotophages.
On traque la possibilité du son, son bourdonnement puissant, assourdissant. On cherche à mesurer la valeur au moment de la porte qui s’ouvre : hasard, symbole, prémonition, geste anodin et quotidien. Ou alors le silence, le rien d’une ville de province un samedi soir giscardien. Lente dérive vers l’avant, vers ce moment précis du dos s’échappant dans le noir.







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14 juillet 2010
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