Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 23

Extrait du Journal au lundi 7 juin :
« Crise de fatigue, des heures durant me trouve incapable de faire un geste. Les livres sont trop lourds, les pages se perdent. J’expédie brièvement ma correspondance – un entrefilet dans le Monde m’a rappelé à la mémoire de quelques-uns mais ils ne lisent pas ce Journal et ignorent dans quel état déplorable je me trouve. Amusant, toujours, de voir comment la barrière entre les deux mondes tient : je suis à peu près certain qu’aucun de mes collègues ne me lit, que nul parmi ceux qui publient aimablement mes textes n’a eu vent de cette page Instagram ; et bien sûr que ma notoriété à peu près nulle fournit d’elle-même une explication mais, quand même, à l’heure où se resserre le piège numérique, il y a miracle. Tout cela va finir bientôt, je laisserai ces textes flotter dans l’internet, paraît qu’ils y jouissent d’une immortalité étonnante ; et l’image s’impose de ces disques gravés qu’on souda sur les sondes Pioneer, que la dernière flambée de propergol continue 50 ans plus tard d’emporter vers le fond de l’espace, sans force pour s’opposer à leur dissolution silencieuse dans l’immense. J’éprouve – je m’en rends compte mais pourquoi aujourd’hui ? – le poids de la solitude : des gens que j’aime et que je ne vois plus, d’autres qui mériteraient mieux que ce que je leur donne, les rencontres ratées par ma faute, trop nombreuses. Le temps ne me sera pas donné de nouer toutes les boucles. Je trouve encore la force de parcourir les photographies qu’Asma a prises en avril dernier, dans le camp de Marib, au Yemen ; des images très fortes mais trop disparates pour s’offrir à la moindre combinaison ; avec une difficulté extrême je finis de traduire le texte qu’elle enverra demain à Paris. Le soir, sur le balcon, ma fille arrache sans crier gare une pousse que je surveillais depuis trois jours ; et cet acte de cruauté immotivée me perturbe tant que je l’accable jusqu’au coucher d’une surveillance maladive, j’en éloigne les couteaux et les allumettes comme d’un enfant sauvage. »

Extrait du Journal au mardi 8 juin :
« J’irai demain refaire le test : deux semaines que nous tenons. Il m’a semblé que j’allais mieux, je suis resté moins longtemps allongé ; Elsa tousse mais l’obstacle lui remonte dans la gorge, cherche à sortir. L’après-midi à tenter d’introduire dans l’imaginaire de mon aînée d’autres constructions que le restaurant ou l’hôpital ; je propose aux Duplo de subtiles variantes – c’est là mon vrai talent mais, que voulez-vous, la conseillère d’orientation avait ses quotas – : un avion hôpital, un avion restaurant ; de là l’audace me vient d’assembler un avion simplement mais ma petite fille s’en désintéresse aussitôt. Ce sera tout un travail de lui faire accroire le miracle du plus-lourd-que-l’air, la perfection du grand zinc lancé par l’époque au dessus de nos petites bauges tristes, de nos grands gestes empêchés et de notre tête trop lourde pour le corps. Occasion, si j’avais l’esprit clair, de comprendre le pourquoi de cette fascination qui se reporte, chez nous, d’une génération à l’autre sans que nul ne soit parvenu à la satisfaire : le souvenir des flottilles de Liberator dessus le triage de Trappes, leurs ventres d’acier brossé reflétant le crépuscule hanta le grand-père toute sa vie, il fit après la guerre un peu de planeur et offrit à ses deux fils des maquettes. (Ma grand-mère, au contraire, n’eut pas le temps de lever le nez au ciel, son traumatisme dans Strasbourg bombardé, apocalypse pas tant aérienne qu’appelée des profondeurs du sol, garda pour elle l’odeur de salpêtre des caves et le goût des jours durant de la poussière sur toute chose). Cela fait son chemin dans notre sang. Vers 16h les charters font leur demi-tour sur le centre-ville et nous nous installons sur le balcon pour les compter ; Elsa s’inquiète que je force S. à me suivre, ce qui est faux. Parfois, les jours de chance, quelques exemplaires de cet élégant chasseur qui assure les conditions matérielles de notre présence en ce pays : plus courts, plus agiles que le Mig-29 familier il me semble alors surprendre une meute de jeunes renards jouant à torturer un lapin. Le plaisir que j’éprouve ne prétend pas d’être compris. »

Extrait du Journal au mercredi 9 juin :
« Sorti ce matin : première fois. Le laboratoire est dix numéros plus loin ce qui offre la satisfaction de traverser un carrefour, de passer sous les arbres, de faire baisser le regard à l’imbécile qui, va savoir pourquoi, s’amuse à me toiser à l’angle de la benzine. Je redoutais un mouvement de recul mais le secrétaire, au comptoir, accepte ma carte et mes billets avec indifférence, tombe le masque à la troisième tentative d’orthographier mon nom. La peste ici n’effraie plus guère, la femme de ménage appelle sans cesse pour changer les lits, en rentrant Hamid me demandera pourquoi nous n’avons pas sorti au moins les enfants. Ce que je devrais, dans cette page de Journal, c’est parler de ces cent mètres de trottoir, quelque chose qui vous rend à vous-même sans que personne n’en sache rien. J’irai demain au dîner de l’ambassade ce qui force un peu ma dignité puisqu’ils ne m’ont pas invité au festival d’Alexandrie mais, objecte Elsa, le thème s’y prêtait mal, qu’aurais-je pu y dire d’intéressant ? Du reste je ne perds pas espoir de rencontrer un autre Joseph S., c’est-à-dire un frère dans la littérature, un type avec qui déserter, un vrai poète ; et quoique cette race-là se fasse rare, mon devoir est de ne rien négliger. Je vis trop seul. Entendu, à travers la porte (les clients du médecin d’à côté), une de ces édifiantes conversations sur Gaza où, passé la condamnation des raids israéliens, cinquante minutes échouent à dégager un consensus : la méfiance, quoi qu’on en dise, des gens d’ici à l’égard de leurs encombrants voisins, la solidarité panarabe affrontant dans le secret des cœurs la peur du Hamas et de ses fantassins sans visage, sans doute aussi cette communauté de destin que les anciens ennemis de la Guerre d’Octobre s’avouent du bout des lèvres dans la presse étrangère. Parce que tout l’intérêt du thème est dans ses glissements, quelqu’un parle de Bachar que, paraît-il, on a bombardé la nuit dernière – mais le retour en grâce du boucher d’Alep, nettement amorcé sur le vieux continent, n’a pas encore gagné les vieux patients du Dr F. et le silence, soudain, comme si on écoutait. »

Extrait du Journal au jeudi 10 juin :
« L’autorisation de sortir nous prend presque au dépourvu : et le désir du monde s’étiole déjà devant la curiosité de poursuivre, au prétexte d’une vague précaution, l’expérience du détachement. Il reste sur la commode des livres que je n’ai pas lus, et je crains que la reprise des obligations me tienne éloigné trop longtemps de ces graines mystérieuses, tombées d’où ? qui lèvent sous le jasmin. J’écris cette page vers 11h du matin, je me suis coupé en me rasant, cela fait des marques noires à l’endroit du col où le cou frotte mais c’est une vieille chemise, une d’intérieur. Les enfants, naturellement, ne tiennent plus en place ; ils comprennent mal l’inertie qui enfonce nos corps dans les fauteuils, qui nous fait feuilleter Karénine pour compter les occurrences du rêve énigmatique parce que partagé, le petit barbu tapotant sa pièce de fer au dessus du sommeil des amants et les avertissant, mais on n’est pas chez Flaubert et Anna n’en intuitionnera jamais rien, qu’ils ne sont que personnages pour romancier. Au moment où, vers dix heures, on aurait pu faire quelque pas dans la rue, Elsa propose de faire un gâteau ; et ce départ manqué imposera son rythme, je le crains, à notre retour parmi les vivants : retour décevant, incomplet, plus diminuant que la grippe elle-même, dont on ne peut raisonnablement espérer ni sagesse ni plaisir mais seulement, disons, un peu de diversité bienvenue dans les objets de notre agacement. Un mail : on m’avait proposé de participer au jury d’un concours de nouvelles honorant le furieux moustachu de Croisset, c’était il y a 2 mois et je croyais l’affaire tombée à l’eau. J’avais accepté par intérêt : y siège, parmi d’autres encore, Khaled El Khamissi. Bien que médiocrement convaincu de l’utilité des concours dans ce domaine, la rencontre avec l’auteur de Taxi suscite d’avance l’espèce de joie bavarde qui me fait mal voir dans les gueuletons. Mais l’attachée culturelle peine à trouver une disponibilité commune à toutes les parties concernées et, au quatrième Prière de ne pas tenir compte du mail précédent, tout cela retombe dans les limbes des amitiés non avenues. »

Extrait du Journal au vendredi 11 juin :
« Dîné hier soir sur la terrasse de l’ambassade. Moment agréable, nous sommes très peu nombreux, le nom des plats annoncé dans les deux langues comme une plaisante suite d’énigmes (le chutney de radis noirs lacto-fermentés vérifie à quel point la littérature a perdu le monopole de l’inventivité verbale), des petites cartes aux faisceaux de la république rappellent en relief le nom et la qualité de chacun. Je suis entre Maylis de K. et David R., face à May Telmissany ; plus loin, le traducteur de Naissance d’un pont, un philosophe du CNRS, une enseignante de Balzac, Hani. Le haut degré général dans la maîtrise de la parole mondaine n’empêche pas certaines conversations d’excéder les quatre minutes réglementaires : j’écoute avec plaisir Mme Telmissany s’étendre sur les tableaux de son grand-père à la recherche desquels elle parcourt les bric-à-brac du centre-ville ; elle organise dans sa maison familiale, entre le Caire et Alexandrie, une résidence d’écriture pour les auteurs francophones, elle lancera la semaine qui vient le premier appel à projet. L’ambassadeur parle de Günther Grass, du Proust antisémite que lui révèle sa relecture de la Recherche au premier confinement, de l’aveuglément d’Aragon rentrant d’URSS, qu’il ne lui pardonne pas ; et bien sûr ce n’est pas à moi que tout cela s’adresse mais Maylis de K. cueillant la balle au bond avec une délicatesse inouïe, de temps en temps me la ressert avec une élégance qui l’honore. Je parle peu et prudemment. Je sais, moi, quel froid jetterait mon peu de goût pour les grandes certitudes dans le domaine de l’écrire. Un hasard touchant : nous sommes tous plus ou moins sur le départ, David sur le poste d’Atlanta, l’ambassadeur rentre à Paris, moi-même dans cet entre-deux-mondes où l’esprit s’accroche péniblement aux idées. La dernière cigarette n’est pas sans gravité. Je rentre seul. Le taxi file dans la nuit vide. C’est soir de match et il y a des blindés partout. »

Extrait du Journal au samedi 12 juin :
« La journée se perd dans la suite d’entretiens destinés, parce que le monde promet de survivre à cette année, à renouveler pour les suivantes les occupants de toutes ces belles chaises dont l’administration centrale encombre les couloirs du destin. Douze fois on me salue avec politesse, on attend que je fasse asseoir, on accepte le café mais sans sucre – j’apprends plus tard que c’est un truc. Le domaine qui est le nôtre ne requiert pas tant d’originalité que cela mais, quand même, j’espérais que s’y distinguât quelque grand esprit, un ton plus libre, un mouvement dans le regard qui est la seule trace autorisée désormais de l’intelligence. Pas aujourd’hui. Leur empressement à passer à l’anglais m’inquiète, c’est une compétence dont on apprend à se méfier pour ce qu’elle cache ; de surcroît leur trop bon accent les rendrait incompréhensibles ici. Je ne sais quelle question poser, je les laisse parler, parfois il y a des blancs qu’ils essaient de remplir, ce qui est un tort : l’image de la France dans ce pays tient principalement à notre art consommé de regarder les mouches patrouiller au plafond. Je déjeune avec des collègues, une que je n’ai pas vue depuis longtemps : elle a vieilli, évite ostensiblement les piques et sans savoir pourquoi cela me touche. Je ne finis pas mes frites. Compassion, mais la méritent-ils ? pour ces auteurs que le dictionnaire de citations du Figaro.net a trop fortement sollicités, ces immortels dont rien ne reste qu’une perlée de bonnes phrases mais personne, à Sciences-po, n’avertit les jeunes prodiges de s’en abstenir : Chamfort, par exemple, Sully Prudhomme, Fontenelle. D’où cette manie d’emprunter les traits l’esprit au moment de conclure ? Et, comme chaque fois, le vague souvenir d’avoir un jour débité le même boniment me donne des suées dans la voiture, me fait parler tout seul et klaxonner les chiens sans raison. »

Extrait du Journal au dimanche 13 juin :
« Le dernier entretien est sur Zoom. Quand je me déconnecte enfin, le couloir est vide, le directeur parti, ils ont fermé les toilettes Homme. On est dans les dernières fois. Le taxi du retour est fantastiquement lent, les microbus aux yeux éclatés de Fentonyl nous frôlent en articulant silencieusement des choses que les passagers payants, derrière, ne sauraient tolérer, et peut-être n’est-ce pas après nous qu’ils en ont mais je suis, je l’ai dit, dans les derniers moments et tout m’est signe. Quelque chose d’un peu lourd sur le cœur en longeant le lycée français, peux pas dire quoi. Traversons le vieux quartier sous la citadelle ; j’aime particulièrement un certain virage qui nous retient dans la pente, la grande mosquée de pierre noire, les palais envahis d’enfants libres et partout les remerciements furieux peints au doigt sur les automobiles puisque, qui en douterait ? ce sont eux que Dieu sauvera. (La pensée, tout-à-coup, que dans cette rue on tournerait aisément le Maigret au Caire que Simenon ne s’est pas risqué d’écrire, le pardessus s’y porterait bien à cause du vent dans le dos et des grands éclats de glaces, au pied des baraques, où le corps entre tout entier). A peine le temps d’embrasser les enfants que je repars sur Zamalek pour une histoire de papiers. La dame est belge, aimable, offre le thé matcha ; au fond du jardin commence l’ambassade espagnole c’est-à-dire, fait-elle observer, au nom du principe d’extraterritorialité l’Espagne elle-même. On l’a récemment avertie que les bawabs servaient d’indics à la police : est-ce vrai ? Elle a plusieurs guitares que la clim désaccorde artistiquement selon leur position dans le living-room. Elle s’intéresse à Deleuze, beaucoup. Elle fume des roulées avec du pollen dedans, comme les lycéennes de Versailles. »

24 juin 2021
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