Atelier d’esthétiques

J’aime faire des choses que je ne sais pas faire. J’aime surtout faire ce que je ne sais pas faire. Je fais autrice pour échapper à la répétition. À cette fin, j’ai développé une méthode et je vous la livre.

Les clés de la création sont au nombre de trois, et trois seulement. Elles interviennent dans l’ordre implacable qui suit :

Chapitre 1 : Avoir une idée (= ???? l’inspiration 🎵)

Chapitre 2 : Adopter une manière de faire (= 🎵 la recette 🎵)

Chapitre 3 : S’en remettre au réel (= 🎵 le hasard 🎵)

Si l’on adopte ma méthode avec constance et rigueur, il en résulte immanquablement un grand succès. C’est pourquoi je suis très confiante dans l’atelier que nous avons lancé en janvier 23 avec les élèves de première bac pro esthétique-cosmétique-parfumerie du lycée Élisa-Lemmonier (Paris 12e).

Je développerai aujourd’hui le Chapitre 1 : Avoir une idée (= 🎵 l’inspiration 🎵).

Vous êtes impatients, je sais. Mais il est inutile de courir trois lièvres à la fois. Qui veut apprendre doit prendre son temps ; qui veut enseigner doit donner le temps. Cette méthode a aussi l’avantage de ménager le suspense, une astuce de la 🎵 recette 🎵 que je développerai dans les parages du Chapitre 2. Voyez, vous êtes déjà perdus. Cela démontre la validité de ma méthode.

Venons-en à l’inspiration. Comme je ne suis pas poète, je l’ai rebaptisée « idée ». J’ai à peine écrit la dernière phrase que je veux la reprendre — ma méthode, pour être excellente, n’en est pas moins perfectible. Il m’est venu à l’esprit que je ne suis pas non plus philosophe. En conséquence, « idée » ne convient pas davantage. « Situation » est plus juste.

La situation est au cœur du projet de fiction. Par la présente, je ré-intitule donc le Chapitre 1 : Trouver une situation (= 🎵 l’inspiration 🎵).

Il est entendu que je donne au mot « situation » ma propre définition, sans m’embarrasser d’un dictionnaire. Une situation est l’addition de personnages et d’un lieu qui égalent un début d’histoire.

situation = personnages + lieu = histoire

Contrairement à l’apparence, cela n’est pas une formule mathématique. L’addition des éléments ne produit pas à tout coup une histoire, et, quand celle-ci advient, la situation ne préjuge en rien de sa qualité — « qualité » étant ici dépourvu de toute notion de jugement ; il s’agit de la qualité singulière, ou valeur caractéristique.

La qualité de l’histoire dépend de la qualité de la situation initiale en une formule non réversible. Ainsi, il arrive qu’une histoire ne corresponde ni à ses personnages ni à son lieu. C’est même la marque d’une histoire mal ficelée. Je corrige donc la formule précédente :

situation = personnages + lieu => histoire

situation = personnages + lieu <≠ histoire

J’aurais baptisé cette nouvelle formule « Théorème situationniste » si l’épithète n’avait été détourné de sa vocation primitive par Guy Debord dans les années 1950. Je l’appellerai donc « Théorème de la Situation ». Nous en explorerons les éléments quand nous aborderons la manière de faire, à moins que je me perde en chemin ou, plutôt, que j’en découvre un meilleur — les bifurcations font aussi partie de ma méthode.

Avant de postuler au programme de résidence d’écrivain en Île-de-France, j’avais donc pris soin de trouver une situation susceptible de produire une bonne histoire : j’ai proposé au lycée d’animer un atelier avec des jeunes filles qui préparent leur bac tout en se formant au métier d’esthéticienne.

« Pourquoi ?!? » m’ont demandé, les yeux écarquillés, toutes les personnes à qui j’ai confié ce projet. C’était bien la preuve, s’il en fallait une supplémentaire, de l’acuité de ma proposition.

Une situation à l’origine d’une bonne histoire doit susciter les questions.

Je ne suis pas altruiste, je garde toujours mon intérêt personnel en vue (à ma décharge, je ne suis pas non plus menteuse). Je voulais rencontrer ces jeunes filles pour ce qu’elles ont à m’apprendre.

Depuis des années, je les côtoie dans les cabines des instituts de beauté, où je me rends comme 41 % de la Française moyenne — je ne sais plus où j’ai trouvé cette statistique et peu importe, la fiction impose de bazarder les détails superfétatoires pour diriger l’attention sur l’essentiel (je raye donc l’incise qui précède et cette parenthèse).

Je vois ces jeunes filles accomplir des gestes précis, avec méthode, dans un but immanquablement atteint à la fin de la séance. Je les vois dans la pleine maîtrise d’un artisanat à un âge où je m’enfermais dans ma chambre pour lire par défaut d’interaction avec le monde extérieur.

Je les vois entrées dans le monde professionnel alors qu’elles n’ont pas dix-huit ans, prendre à l’heure de pointe des transports en commun bondés pour effectuer de longs trajets, toujours impeccables parce que c’est une condition de leur métier, endurer la fatigue physique avec entrain, une autre condition de leur métier, puis s’installer dans leurs vies, habiter en couple, avoir des enfants, des divorces, changer de mari et d’institut, monter leur propre établissement.

Je veux entrer dans leurs vies décidées à un âge où j’étais perdue — je le suis toujours, mais j’ai pris goût à la perdition. Je veux savoir ce qu’elles ont à m’apprendre et leur proposer d’apprendre quelque chose avec moi. Je veux les inviter à un processus de création, qui est un artisanat du hasard autant que de la méthode.

Nous faisons connaissance le 3 janvier, dans l’amphithéâtre du lycée. À la fin de la séance, je leur suggère de se procurer un carnet réservé à l’atelier, parce qu’il faut un outil. Nous ne nous en servons pas de tout le mois. Écrire, c’est d’abord trouver une situation. Nous y travaillons pendant les trois séances suivantes. Nous sommes aujourd’hui le 31 janvier, c’est la grève générale. Nous avons presque trouvé notre début d’histoire. Je décrirai par quel truchement dans le Chapitre 2 : Adopter une manière de faire (= 🎵 la recette 🎵).

3 février 2023
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