Benoît Artige | Figures libres, Alain Delon

Chaque semaine, elle regardait en intégralité Le Guépard de Luchino Visconti pour y retrouver Alain Delon et l’entretenir de la pureté de ses sentiments dans des chuchotements empressés qui se transformaient bien souvent en soupirs, les soupirs parfois en baisers posés sur l’écran froid du téléviseur : l’image de l’acteur se mêlait peu à peu jusqu’à s’y confondre, avec le souvenir qu’elle conservait de son défunt mari, lui offrant la preuve tangible que, curieusement, quelque chose subsistait, dans cette Sicile poussiéreuse et endormie, de ce passé lointain où le silence n’avait pas encore pris le pas sur les tumultes du jour, où la vieillesse n’avait pas encore figé ses membres en bloc de marbre froid et où, jeune femme aux irrésistibles éclats de rire, elle laissait, comme Angelica, son esprit et son corps s’enflammer pour un jeune homme beau et fringant ; c’était la seule manière qu’elle avait trouvée pour pouvoir fixer à jamais les traits de plus en plus flous, le son évanescent de la voix et jusqu’aux détails oubliés des gestes de l’être qu’elle avait tant aimé et définitivement perdu.

6 juin 2019
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