Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 11

Extrait du Journal au lundi 15 mars :
« Les circonstances douloureuses de cette journée interdisent de parler d’autre chose que de broutilles. Dans la voiture, ce matin, la rue que nous empruntions un quart d’heure plus tard qu’à l’ordinaire était autre, l’air du bleu au gris, Moustapha démarre plus sec, au feu rouge les disputes déjà des laveurs de pare-brise. Au travail la codéine me bloque soudainement le dos, j’écoute les drapeaux cliqueter sans prévenir personne, celui des Anglais est plus petit que le nôtre : curiosité vexillologique que Wikipedia résoudrait certainement si j’avais laissé le téléphone à ma portée sur la table. En rentrant de l’école avec ma fille je passe par Zamalek pour donner à V. les 5000 qui manquent ; nous n’avons pas le droit de passer la porte, m’écrit-elle, il faut donner l’enveloppe au bawab mais peut-on lui faire confiance ? David m’écrit pour le 25, plusieurs noms se distinguent, je pense en réalité qu’il a déjà choisi mais cette délicatesse de sa part ne m’échappe pas. Je pousse un peu le pion au café d’en bas, pas méchamment, d’ailleurs je perds les deux parties mais il fallait cette réduction de l’intelligence que proposent les échecs pour m’éviter de répondre trop vite, trop mal, aux messages que m’envoie J.S. Catherine Blin m’écrit aussi mais sur un tout autre ton, une gentillesse sur mon prochain livre que l’algorithme de la Fnac lui propose automatiquement : le titre en est trop long mais, finit-elle, je lui manque bien. »

Extrait du Journal au mardi 16 mars :
« Hernandes, J. et moi, sur le toit du bâtiment principal pour la clope de dix heures : nous aurons beau faire tout ce qu’il faut pour, convenons-nous, personne ne partira d’ici. La Ville est une impasse dans les carrières, un puits, un labyrinthe et chacun multiplie les images sans saisir l’effrayant de la situation. La Ville exerce sur les êtres et les choses sa gravité de corps énorme, infléchit les courbes et dans son ciel de feu double son poids en poussière de bolides. Tous ceux que leur destin obvia dans la Ville (mutation dont l’étrange facilité eût dû les alerter davantage) s’enquirent, à peine descendus du jumbo-jet, de la procédure pour le rapatriement en Europe ; et tous de jurer que demain, demain oui, les petits pots de faisselle fraîche, les filles, les forêts, les faluns de Dinan le week-end. Mais ils restent. Le destin, ici, prend la forme d’une boucle, la voiture quand bien même tu la jetterais sur la glissière se gare comme guidée sur la place la même, devant la poubelle brûlée, le planton fait sa plaisanterie sur les Chevrolet que je ne comprends pas, et cinq jours sur sept Islam répond : Comme un lundi. Hernandes et moi, parfois, on fait des expériences ; on chronomètre, devant la porte de l’ascenseur, les intervalles entre deux pannes dans l’espoir que l’établissement des anomalies statistiques prouvera le complot global ; on cherche des motifs répétés dans les formations de corbeaux ; on pose des objets insolites (une pièce espagnole, un boulon bleu, une dent de chien) sur la faïence de l’évier du deuxième d’où, peut-être, ils traverseront la texture de l’Etant jusqu’à ces autres nous qui pareillement s’emmerdent. Parfois, simplement, on a peur. J. a demandé Bali, le Salvador, le Gabon et Ventiane : ils ne lui ont même pas répondu. Hernandes ne demande rien, il a renoncé, il se voit une petite tombe dans les grands cimetières de banlieue, il a fidélisé sa femme de ménage. Moi je ne sais plus quoi penser. Boutros que cela guette plus que personne dirait : nous tartarisons. »

Extrait du Journal au mercredi 17 mars :
« Fatigué, parfois, par l’épaisseur obstinée que la langue de la Ville oppose aux désirs les plus simples. Pour encaisser la décision de ce matin, je descends m’asseoir au Fish-and-Chips qui fait l’angle ; il y a une carte mais le garçon ne comprend pas un mot de ce que je demande, ne sait pas lire ce que l’on pointe. L’autre garçon va prendre son service bientôt, il parle espagnol dit-on, il a un cousin dans l’import-export mais quand il vient ce n’est qu’une soupe italiote des bas quartiers de Port-Saïd, les mots usés d’inquiétante façon, méconnaissables, tordus et tout blanchis par je-ne-sais-quel feu terrible dont il faut déduire l’existence, quelque part entre l’origine du langage et le restaurant de Bab El Louq. Elsa m’arrête, en demande deux. Deux quoi ? On s’en fout, je verrai bien. Et je me souviens, pendant qu’ils s’activent en cuisine, que la langue de la Ville est une de ces créations borgésiennes qui vous remplissent la bouche dans les mauvais rêves, une langue sans objet net, non prédicative c’est-à-dire libérée de l’étroite contrainte de la signification par son impulsion d’origine, une langue de flux et de reflux n’arrachant des morceaux de monde que pour le redistribuer en sable, en verre roulé, en coraux morts vers l’amère liberté des plages, pour les trésors d’enfants. On n’expliquera pas autrement qu’en ce pays les jurons n’effraient personne, les menaces ni l’insulte. L’image océanique et celle du rêve se disputent ces minutes de linguistique à deux francs : la phrase, dis-je à Elsa, n’a pas suffisamment de portance, les mots se remplissent d’eau noire aussitôt qu’on les y dépose, descendent, s’éparpillent en pluie d’or dans la paix des murènes. C’est une belle langue, qu’elle défend, il y a un Nobel et aussi leurs beaux films tristes. Je sors fumer. J’ai besoin, aujourd’hui, d’une prise quelconque sur le cours de ma vie et la colère monte, injuste, contre ce peuple à qui le vrai ne fut révélé qu’une fois et qui, dès lors, roule halluciné le poème divin dans sa bouche sèche pour s’activer les glandes salivaires : la soif, sans doute, aussi se déjaunir les dents. »

Extrait du Journal au jeudi 18 mars :
« Du coup, il faudrait changer d’appart. C’est un problème auquel j’avais déjà pensé mais davantage pour le plaisir à plonger dans les cours d’immeuble, à pénétrer les cercles, que pour déménager vraiment. La rue Noubar devient petite, j’aimerais une chambre pour chacun et, de nouveau et aussi longtemps que l’argent achètera l’espace, pour moi le privilège du bureau. Rien de simple dans cela. Les appartements qu’offre la Ville, quel que soit le prix que tu mets sont généralement des cercueils. On les leur a taillés sur le corps, étroits aux plis, immenses où cela ne sert à rien mais, toujours, dès 7000 guinées du mois les trois chiottes, le guéridon doré à la bombe et la potiche Empire dégueulant ses cyclamens en silicone soufflé. L’idée, essentielle, qu’on habite plus une lumière qu’un espace ne les a pas frappés. Rue Noubar le bureau donne sur la caserne d’Abdine, le soleil rasant l’arête du Moqattam, les engueulades des pompistes de la Masr-Oil comme un commentaire permanent du miracle d’avoir des poings et des droits ; sur le petit balcon les radis du confinement de mars sont montés en graine, je les montre à ma fille, difformes, immangeables certainement, usurpant leur place dans la jardinière mais enfin la matière s’en gâte vite, les vers déjà taraudent dedans, bientôt le spectacle de leur pourrissement justifiera devant elle d’intéressantes leçons de choses. L’escalier est beau, les lecteurs de ce Journal savent combien j’apprécie le bawab et la proximité, surtout, de la place Falaki, du café Horreya, des pelouses du palais royal pour le foot. Ce sera dur à trouver ailleurs. Moustapha, aimablement, laissera traîner ses oreilles dans les ruelles à l’ombre de l’institut d’Orient. Hernandes veut me convaincre de le rejoindre rue 9 à Ma’adi, Adil dans la résidence du 6-Octobre où il vient d’acheter. Moi, bourgeoisement, j’irai prospecter les suites ottomanes de Garden City dont la splendeur passée, romanesque, les petits salons encombrés de pots-pourris distrairont peut-être Elsa de son désespoir à rater, chaque campagne, les belles bonnes places en Europe. »

Extrait du Journal au vendredi 19 mars :
« Façon d’exorciser l’autorité que la Ville prolonge d’un an sur nos vies, nous passons l’après-midi dans ce parc de Zamalek qui en concentre les principaux paradoxes : la Montagne aux Poissons. Les voyageurs ne parlent jamais de cette rocaille affreuse modelée dans la boue noire pour expérimenter les inversions de règnes, et qui semble avoir été rendue à la curiosité humaine par un récent retrait des eaux ; à parier, pourtant, que les images les en poursuivent jusque dans l’Easyjet du retour. Les poissons en question flottent, blanchâtres, dans des bocaux de phénol enchâssés dans des grottes de carton-pâte, tous de la même espèce mais leurs yeux et leurs écailles tombant plus ou moins franchement au fond on croit parfois à une forme de variété. Il y a de grandes tortues naturalisées, des guirlandes de crabes vides et deux crocodiles vivants que les chauve-souris tachettent patiemment de guano. L’entrée est à vingt livres. La première fois que je vins la nausée atteignit instantanément son seuil critique, la proximité de teinte entre le phénol des natures mortes et la tasse de Lipton suffit à me retourner l’estomac derrière les manguiers ; aujourd’hui, au contraire, j’éprouve un certain plaisir à montrer à ma fille ces échantillons d’un monde disparu, la Création foisonnante dont l’épuisement quasi total – dans ce pays –en cinquante années ne parvient pas à me dégoûter complètement de l’ambition humaine. Des gamins jouent à se faire peur dessous le requin de plâtre. Une vieille dame félicite Elsa en arabe très pur pour assumer de donner le sein en public. Un gardien essaie de vendre les photos des couples qu’il surprend sous les lampes cassées, dans le Stone Age Tunnel. Pour cinq guinées lancerait-il un des chatons sur les crocos ? Il ouvre les yeux grand comme ça. »

Extrait du Journal au samedi 20 mars :
« Idée, ancienne déjà mais ravivée par le harassement des derniers jours, que l’art conditionne son miracle au désir de résister au fort débit du temps humain -le temps des autres ; que l’artiste se distinguera toujours par la rage qu’il oppose au cycle du naître et du mourir, du savoir et de l’oublier qui aux autres, par peur sans doute, fait perfectionner leurs montres à l’absurde. De là le décalage croissant entre la fuite des jours et l’immobilité provocante de l’oeuvre : pas immobile, non, mais suffisamment lente pour que l’oeil n’y puisse rien voir qu’une pierre, qu’un peu de pâte jaune, qu’une phrase séchée. C’est l’idée qu’impose, ce matin encore, la lecture de Faulkner dont on sent qu’il a aligné sa fréquence cardiaque sur celle des arbres, des vieux chemins, des pluivières de bois noircies ; et ceux qu’agacent les invraisemblables retards du récit ne comprennent pas que c’est leur fil à eux qui s’est rompu. Le souvenir me revient de ces sortes d’assiettes en roche dure que les hommes de l’Abri Pataud posaient à l’aplomb des stalactites pour que la goutte millénaire les creusât. (Impossible de lutter, quand on parle de beau, contre le fond magdalénien de mes éblouissements, c’est-à-dire ce qu’ils doivent à l’instituteur qui mouilla de Vézère nos consciences à peine débourrées, dans l’aube intellectuelle qu’est le Cours Moyen. L’engouement bien compréhensible de mes contemporains pour la performance, l’instable, le doute, je voudrais le partager davantage que le puis : ce sont des théâtres d’ombre, des Warhol s’allumant par les deux bouts pour éclairer la nausée des fins de siècle et qu’on devine destinés, à terme, à décorer des mugs. Le geste de mon père polissant ses bouts de bois avec un peu de poudre d’os dans le creux de la main anéantit, à l’autre bout du spectre, les inquiétantes déchèteries de la pop-culture.) »

Extrait du Journal au dimanche 21 mars :
« Le vent chaud et sableux rend le masque insupportable au moment où, à rebours des données officielles, l’épidémie foudroie généreusement dans tous les cercles. La nanny de V. est au plus mal, on parle d’une dialyse des reins, V. me prend pour quatre mille dollars de devises avec un degré d’urgence qui interdit les précautions habituelles : les liasses, cette fois, jetées dans un sac plastique, un simple élastique à cheveux. L’énervement de ces fortes sommes sur moi me rend injuste avec Elsa qui, pourtant, voudrait me décharger au mieux. Un poste est apparu, à Riga, hors le mouvement officiel ce qui augure mal des conditions d’exercice mais ai-je le choix ? Au soir, suis invité à l’institut pour l’inauguration de la médiathèque : ce qui me plaisait dans l’ancienne – les hautes fenêtres, le fonds Enfants, les fantastiques dictionnaires (un lexique de cinq cents pages sur les habits dans la langue arabe, un autre sur le vocabulaire du pain) – reste inchangé. Discours de l’ambassadeur sur le plaisir du livre, son toucher, son goût peut-être, je n’écoute plus ; ces gens semblent passer leurs soirées à se rouler nus sur des pages imprimées, nul doute qu’il y a un plaisir spécial mais je me contente, moi, médiocrement de les lire (attachement verdâtre des costume-cravate à la Culture française, ce dieu mourant dans les monuments qu’on lui consacre). La présence de D., l’architecte, m’évite la solitude habituelle du dernier rang. Une écrivaine égyptienne prend la parole. Il s’agit d’introduire l’œuvre de Maylis de Kerangal. Elle s’y prend bien, parle de Proust et de Pessoa mais le traducteur est là d’Un Monde à portée de main et je ravale mes premières pensées : la traduction d’un auteur faible - le mot lui échappe- représente une sorte de défi. L’arabe, trop riche, oblige à des aménagements. Je fais le chemin du retour dans un brouillard d’idées qui doit autant à la faim qu’à l’image née de sa confession : la prose clairette de Maylis ravivée, sauvée peut-être, proposée à l’éternité des vrais livres par un habile maniement de cette langue de feu. »

24 mars 2021
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