François Durif | (A)ssujetissement

03.04.20
Qu’est-ce que je fous là ? On m’a piégé aussi. Je sais que ça peut mourir. Qui parle est oublié. Qui parle s’en remet à qui ? Qui parle se parle. Qui parle se prépare. Qui parle se prépare à parler. Qui parle se sépare. Ça ne peut pas être autrement. Qui parle de son départ ne s’exécute pas dans la minute. Qui parle se parle de son départ prochain afin d’y croire lui-même, s’en convaincre. Qui parle, à un moment donné, s’en va, il n’y a plus que quelques mots qui s’égrènent en lui. Les mots viennent d’abord du dehors, du vent, du monde d’en bas, c’est bien plus tard qu’ils s’organisent à l’intérieur de l’organisme qui les accueille et les emmagasine. Il ne sait pas trop comment les mots lui viennent, est-ce que c’est plus simple quand il les écrit à la main, quand il s’entend les dire à haute voix, avec ou sans vis-à-vis. Depuis longtemps il sait que tout ne passe pas par les mots, parfois, c’est plus simple de s’exprimer par des gestes, un regard, un tracé dans l’espace, une main tendue, une main serrée.

Gamin, c’est en dessinant qu’il racontait les événements marquants de sa journée. C’est quand le dessin n’était plus d’aucun secours qu’il a laissé place à la danse des mots dans sa tête, et cet apprentissage a été lent, avec des moments de reculade, des erreurs d’aiguillage. Au début, il ne pouvait pas s’empêcher d’associer des images aux mots qu’il traçait à la main dans ses cahiers, c’est aussi comme cela qu’on lui a appris à écrire : à chaque mot correspondait un dessin au tableau, une image plus ou moins ressemblante. C’est plus tard qu’il apprit à mesurer l’écart entre le mot et la chose, le mot ne coïncidant jamais exactement avec la chose. Autour de lui, dans ces années-là, ça parlait aussi pas mal, la grand-mère s’inquiétait : Il ne parlera donc jamais ce gamin !

J’ai pris mon temps, je me suis bien rattrapé depuis, je suis devenu bavard et m’en veux d’être bavard, j’aurais préféré être un gars silencieux, plus mystérieux que celui que je suis devenu, je m’ouvre au premier venu, ne sais rien garder pour moi, sauf les secrets des autres, ceux que l’ami me confie, je ne les ébruite pas, je ne suis pas une langue de pute. C’est en colonie que j’ai tout appris, les gros mots et comment on se débrouille avec la langue dans la bouche quand on embrasse une fille, dans quel sens on la tourne, un premier baiser, ni trop baveux, ni trop sec, et la tête qui me tourne quand j’embrasse pour la première fois, je ne suis pas sûr non plus de sentir grand-chose, si ça fait l’effet escompté, si ça produit la déflagration dans ma tête, si le sang afflue aussitôt dans la verge, si tout est bien raccord entre le haut et le bas, la langue qui se délie, le gland qui se découvre, la vulve qui s’ouvre à lui, les mots pour le dire, les mots qui ne sont d’aucun secours, qui coupent le désir, ça serait trop long à raconter.

Qui parle. Qui racole. Qui racole par la parole. Qui racole la parole dans tout ce qu’il écrit. Qui voudrait écrire comme il parle. C’est un leurre. Qui voudrait accueillir les larmes qui lui viennent quand il n’arrive à rien, quand les paroles tues d’une journée durcissent en lui et forment une carapace. C’est pas rare qu’il se parle à lui-même. En général, il ne se fait pas de cadeau : Tu racoles, tu parles, tu parlotes, tu paroles, tu paraboles, tu tues par la parole, tu racoles la parole, tu rafistoles, tu trimballes des casseroles, tu n’es pas seul, tu ne t’en sortiras pas toujours par la parole, ta parole n’est pas tienne, ta parole contre la sienne, comment tu en viens à la parole, tu n’en sais trop rien, tu n’en reviens pas toujours, la parole n’est qu’un lent déport, tu n’es pas là non plus pour fermer les robinets et relever les compteurs, c’est comme si tu n’en revenais pas d’avoir accès encore à la parole, tu parles tout seul, ça ne t’embête pas, comme ça, tu n’as pas le sentiment de racoler, en revanche, tu n’es plus très sûr de savoir écouter ton vis-à-vis, quand sa parole te racole, quand sa parole te ravit, te chavire, t’embarque sur un terrain où tu ne reconnais rien, devant lui, tu fermes mal, tu laisses prise, tu n’as pas le sens de la réplique, là où ça racole toujours un peu la parole, tu n’y es pas, tu ne réponds pas, mais ce n’est pas non plus comme si tu ne l’avais pas entendue, sa parole contre la sienne, toute l’étendue de sa parole, les injures, les parlures, tu ne vas pas y couper, si tu veux, tu fermes les yeux, les conduits des oreilles, ça ne se ferme pas, ou bien il faut couvrir par sa propre parole la parole de son vis-à-vis, parler un peu plus fort, lever le ton, ou partir, claquer la porte, arrêter de parler, quand parler, ça ne sert plus à rien, quand parler ça fait plus de mal que de bien, quand je dis : Ma place est ici, c’est pas vrai, quand je dis : J’ai déjà du pot d’être ici, c’est comme si j’assistais à un tirage au sort, c’est comme si je jouais ma vie aux dés, je veux bien m’en remettre au hasard, je veux bien croire que la mort est associée au hasard, je ne suis pas sûr non plus d’exister, assigné à résidence, comme tout le monde, comment j’existe, combien de temps ça va durer encore, nul ne le sait, ils nous parlent comme si nous étions des enfants, c’est en maniant la langue de la peur qu’ils nous privent de nos libertés les plus fondamentales, la seule chose qu’ils nous demandent, c’est de maintenir les activités vitales, l’espace domestique se referme alors sur nous.

La vie nue : je perds le goût, je perds l’odorat, je tombe malade, je coupe le son, je mange ma soupe, je ferme les yeux, je ne pose pas de questions, je me déchausse en entrant, je ne me regarde plus dans la glace, je fais de moins en moins de choses dans une journée, je deviens mon geôlier, je sirote ma vie, j’écris au crayon à papier sur le carton gris de mon sous-main, j’ouvre mes fenêtres le matin, avec une éponge dans la main, j’efface les traces de la veille sur toutes les surfaces, j’ai de moins en moins envie de parler, aucune envie de racoler, pas une goutte d’alcool depuis trois semaines, une branlette par semaine plus par hygiène que par conviction, très peu d’exercice physique, je tousse, je crache, je chie, et c’est moi qui nettoie tout après, je plonge la main dans la cuvette des chiottes, je n’ai pas peur d’y mettre la main, une fois par semaine, je fais tourner une machine, je ne lave pas grand-chose à la main, je ne m’ennuie pas, je ne compte pas les jours, je n’ai plus très faim, la seule chose à laquelle je me tiens, c’est écrire à la main dans mon cahier, je date, je recopie des passages de livres, des fragments d’articles lus sur l’écran de l’ordi, des trucs entendus à la radio, toutes ces voix qui me traversent, c’est une façon de leur donner une matérialité, je ne suis plus trop chez moi chez moi, ras bord, je n’ai plus besoin d’écrire quoi que ce soit sur les pages de mon agenda, aucun compte à rendre, tout est pour ma pomme, je fais exactement ce que je veux de mes journées, et si je n’en fais rien, je ne peux que m’en prendre à moi-même, comme on dit, mais il n’y a plus de « comme on dit », il n’y a plus de regard surplombant ma vie, il n’y a plus qu’à attendre que la mort s’introduise dans l’espace du dedans et vienne me cueillir comme un fruit gâté dans sa cagette, je ne perds rien pour attendre, c’est comme si j’attendais cela depuis longtemps, le moment est venu de tirer un trait, on entendrait presque une mouche voler.

23 avril 2020
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