Ivan

Ivan Riabchyi traduit du français, entre autres, Hervé Guibert, Caroline Lamarche, Patrick Modiano, Henry Bauchau, Hervé Le Tellier ou Eric-Emmanuel Schmitt. Il a également fondé la maison d’édition Pinzel qu’il dirige depuis 2016. Maison notamment connue pour avoir publié la première traduction ukrainienne de Tintin. Ivan travaille aussi pour le théâtre, en tant qu’auteur et agent.


J’ai entendu des bruits sourds de détonations. Il était 4h30, je crois. J’ai tout de suite compris ce qui se passait, j’ai réveillé mon ami, nous avons commencé à faire notre sac pour pouvoir nous rendre dans notre abri. Avec d’autres habitants de notre immeuble, nous avons passé la journée à aménager cet abri au sous-sol, essentiellement pour les femmes et les enfants. On a bu toute la journée, beaucoup, afin de tromper la peur. C’était un choc, un choc psychologique énorme. Durant toute une semaine j’étais comme dans une brume, j’étais une sorte de machine, sans la moindre conscience de ce qui se passait autour de moi.
Je suis “mobilisable”, j’attends mon tour. Protéger son pays, tout faire pour son salut et son bien, c’est un honneur. En attendant je concentre mon énergie sur le front culturel. J’avoue n’avoir jamais tenu d’arme entre mes mains mais aujourd’hui, chacun doit faire tout ce qu’il peut, utiliser toutes ses ressources physiques et intellectuelles pour aider son pays et combattre l’ennemi.
Je suis parti quelque temps pour aider mes proches à passer la frontière. Sauver celles et ceux que j’aime et que je pouvais sauver. Et puis je suis revenu. Pourquoi…¯ ? Parce que Kyiv, c’est ma ville, j’aime cette ville, je me sens bien dans cette ville, ma place est ici. Psychologiquement il est plus facile pour moi d’être ici que n’importe où ailleurs en Ukraine.
Je ne peux pas m’abstraire de la guerre. Pendant trois semaines, je n’arrivais ni à lire, ni à traduire, ni à écrire. Mais je m’obligeais à le faire.
C’est sans doute l’une des raisons de mon retour à Kyiv. Maintenant je travaille beaucoup : je traduis le dernier Goncourt, Mohammad Mbougar Sarr, je traduis aussi une pièce de théâtre de Jean Cocteau, je donne des cours en ligne à l’Université Linguistique (en théorie de la traduction), je communique avec l’UNESCO et l’Académie française dans le cadre de l’aide pour les réfugiés ukrainiens en France, je réfléchis à d’autres projets. Et j’ai recommencé à lire : le théâtre de George Bernard Shaw, les tragédies de Shakespeare, l’histoire de la Kabbale…
Kyiv se réveille. Quand je suis revenu, la ville semblait déserte. C’était vraiment effrayant. Peu à peu la ville se remplit de nouveau de gens, de voitures, les pharmacies, les cafés, même les salons de coiffure sont en train de rouvrir.
Nous sommes blessés, nous sommes tous profondément blessés par les atrocités perpétrées dans les villes et les villages ukrainiens par les bouchers de Moscou. Nous ne pardonnerons jamais. Toutes nos villes, tout notre pays et nous tous nous vivrons désormais pour condamner chacune des actions inhumaines des bourreaux du kremlin et immortaliser leur souvenir. russie, russes, poutine, kremlin, moscou - ces mots s’écrivent pour nous (et pour toute personne civilisée) en lettres minuscules. La barbarie ne mérite pas de majuscules.
Les oiseaux, eux, chantent … Imaginez, vous vivez un beau printemps, il y a des fleurs, des oiseaux, un ciel d’un bleu profond, le parfum de la renaissance de la nature. Et en même temps, vous dormez à même le sol dans le couloir de votre appartement, loin des fenêtres ; en même temps vous entendez quelquefois des sirènes, le son de la défense aérienne ; vous voyez des gens armés dans la rue, des regards vides, vous ressentez la douleur des gens…
On nous a volé notre vie. Même après la victoire, rien ne sera plus comme avant. Vies et destins, rêves et possibilités, talents mutilés, violés… qu’ils aillent au diable, nous, nous sommes décidés à vivre !

15 avril 2022
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