Les Méditerranéennes

Roman d’Emmanuel Ruben


Il y a longtemps que Samuel Vidouble, l’alter ego d’Emmanuel Ruben, interroge son histoire personnelle, en s’intéressant particulièrement à celle de sa famille juive maternelle qui a ses racines à Constantine, en Algérie, pays quitté dans la précipitation à la fin de la guerre, en 1962, y laissant le grand-père Roger, qui s’est tué par balle à Guelma en 1957 et qui était le personnage central de Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu (Éditions du Sonneur, 2013).

Tous ont ensuite trouvé refuge dans diverses banlieues françaises. Quand ils se retrouvent, et c’est toujours à l’occasion de fêtes religieuses, le passé resurgit. Il leur faut impérativement retisser les fils d’une histoire étroitement liée à celle d’un pays où la plupart sont nés et où leurs anciens sont enterrés. Ils ont assisté au pogrom de 1934, ont vu les massacres de Guelma en 1945 et subi l’abrogation par Pétain, en octobre 1940, du décret Crémieux qui leur retirait, d’un simple trait de plume, la nationalité française Ces moments tragiques, et les autres, plus heureux, plus lumineux, ils ne peuvent les garder pour eux. Ils, ou plutôt elles, puisque ce sont les femmes qui prennent ici la parole, les transmettent avec leur accent chantant, leur sens du détail et de la narration, leur envie de redonner vie à ces moments passés.

Quand elle a dû quitter l’Algérie, Mama Baya, la grand-mère – qui s’y entendait pour faire vibrer ses auditeurs – a dû se délester de tout ce qu’elle possédait mais pas du précieux chandelier à neuf branches qui aurait, paraît-il, appartenu à la Kahina, la reine berbère qui a combattu les arabes au VIIe siècle. Elle l’emportait partout où elle se rendait.

« C’était un vieux chandelier à neuf branches de facture assez classique, un vieux chandelier comme on en voit dans toutes les familles juives, un de ces objets sans âge, transmis de père en fils, de mère en fille, et qui pouvait tout aussi bien provenir de fouilles archéologiques et donc de la plus haute antiquité que de la sombre échoppe d’un artisan juif de Constantine. »

C’est ce chandelier, témoin silencieux, que l’on allume à chaque fête de Hanoukkah, la fête des lumières juive, quand toutes les générations se réunissent autour de la table. La première bougie ne peut briller sans que ne soit évoqué la mémoire de Mama Baya. Elle a beau de ne plus être de ce monde, sa présence n’en demeure pas moins perceptible. Aujourd’hui, ce sont ses filles et les autres femmes de la famille qui ont pris le relais. Le rituel veut qu’elles allument, l’une après l’autre, chacune des huit bougies restantes. À chaque célébration, à chaque dîner des lumières, elles racontent à tous, surtout aux plus jeunes, et donc à Samuel, qui y est très attentif, les nombreux épisodes d’une saga familiale où il a toute sa place et avec laquelle il va bientôt se sentir, lui qui se considère parfois comme un « demi-juif honteux », encore plus en prise en s’embarquant, seul, pour Constantine.

« Un homme au seuil de ses quarante ans se tient debout devant la porte d’un immeuble, sur l’ex-place Saint-Augustin. L’’immeuble ne fait plus face à l’église du même nom mais à la mosquée Abdelhamid Ben Badis dont les hauts minarets blancs, octogonaux, dépassent les palmiers. On a repeint la façade de l’immeuble en vert, un vert censé symboliser l’islam, mais qui rappelle davantage, avec ses grands pans aux tons pastel rythmés par le blanc des colonnes, des pilastres et des frontons, le palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg. »

Celui qui déambule sur les traces de ses ancêtres ajoute sa découverte des lieux, des ponts, des rues, du labyrinthe de l’ancien ghetto, aux propos colorées de ses tantes, ces Méditerranéennes qui n’ont pas leur langue dans leur poche et qui n’ont jamais cessé de lui répéter, avec une verve et un naturel déconcertants, qu’il vient de loin, de bien plus loin que sa naissance et que certaines facettes de sa personnalité ne peuvent se comprendre sans un exigeant – et bénéfique – retour en arrière.

Avec Les Méditerranéennes, Emmanuel Ruben ouvre grand les pages de son histoire familiale. Chez lui, rires et larmes s’entremêlent. Derrière les voix chaleureuses se cachent des drames : tous ont en eux une blessure secrète ou visible, liée à la guerre et à l’exil. Il redonne vie aux nombreux personnages qu’il a appris à connaître en écoutant parler ceux et celles qui les ont connus. Son écriture ample, vibrante et dynamique procure souffle et énergie à un récit polyphonique en perpétuel mouvement. Il l’a conçu en assemblant toutes les pièces d’une mémoire collective recueillie avec patience .


Emmanuel Ruben, Les Méditerranéennes, Éditions Stock.

Jacques Josse

26 septembre 2022
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