Marc-Antoine K. Phaneuf | Mauvaises herbes

Marc-Antoine K. Phaneuf est artiste et écrivain ou écrivain et artiste (et aussi commissaire d’exposition et plein d’autres choses encore), on ne peut pas vraiment à mon sens défaire l’un de l’autre tant les pratiques qu’il déploie dans chaque espace se complètent et se combinent. Mauvaises Herbes, son dernier opus publié fin 2023 aux éditions Le Laps, se présente sous la forme d’une liste de noms de mauvaises herbes, ni plus, ni moins. Cette liste reprend peu ou prou la 3ème édition augmentée de l’ouvrage "Noms de mauvaises herbes du Québec" [1] dont il a allégé la forme afin de faire ressortir la beauté, l’incongruité ou la plasticité des noms.

Marc-Antoine K. Phaneuf n’en est pas à sa première liste. Il a déjà usé de la forme dans d’autres ouvrages, par exemple dans le merveilleux Téléthons de la grande surface, édité en 2008 aux éditions du Quartanier et sous-titré « listes, poésie, name-dropping ». Qu’il s’agisse d’exposition ou de livre, MAKP pratique volontiers le ready-made aidé en récupérant des images libres de droit, par exemple, comme dans son exposition Dédales d’Almanachs qui a eu lieu en 2020 à Montréal [2] et qui présentait « un livre labyrinthe constitué de 1024 photographies historiques libres de droit, positionnées sur les quatre faces d’un cube et agencées de manière à constituer un récit postapocalyptique ». L’artiste est de manière générale un récupérateur et collectionneur de bouts de quotidiens ou d’artefacts, d’éléments largement partagés qui fondent notre paysage culturo-consumériste et idéologique.

Aussi, on peut voir dans ce petit livre Mauvaises herbes un geste à la fois très radical – car contrairement à d’autres fois, il n’y a pas vraiment de modification par rapport à la source – et aussi très humble qui ne déploie pas au premier abord autant de flamboyance et de décorum que d’autres de ses œuvres.

Quel en est réellement le sens ? J’en repère plusieurs : tout d’abord, le terme de « mauvaises herbes » est ambigu, d’ailleurs on lui préfère aujourd’hui celui de « plantes sauvages » ou « adventice ». Les mauvaises herbes sont les herbes qui poussent là où on ne cultive pas, elles ne sont pas forcément mauvaises pour autant, notamment pour la biodiversité. Si l’on se réfère à la préface de la publication de référence de 1964 des Noms des mauvaises herbes du Québec, on apprend que l’ouvrage a été conçu par un agronome et un agronome-botaniste pour permettre de lister les noms français des mauvaises herbes utilisés par les cultivateurs et jardiniers du Québec – les noms latins étant plus sûrs mais peu usités. Il y a derrière cette histoire aussi une histoire culturelle aux deux sens du terme, puisque la plupart des plantes qui entrent sous cette appellation ont été volontairement importées depuis l’Europe à l’époque de la Nouvelle-France pour leur qualité médicinale ou pour leur beauté. Il y a donc dans cet acte de ranger ces noms de manière encyclopédique et de les « arrêter » (car il y avait une sorte d’invention de ces noms par territoire ou même par chaque jardinier qui faisait qu’on pouvait trouver par exemple plus de vingt occurrences de la Bardane), une manière de les rendre moins sauvages, de les faire rentrer dans le rang en quelque sorte. C’est aussi une manière de les adouber comme « plante » à part entière et de les reconnaitre comme appartenant désormais avec leur nom francophone à la terre du Québec, ce qui n’est pas neutre politiquement.

D’autre part, du côté poétique cette fois, on voit dans certains noms se déployer tantôt le terroir sur lequel il pousse (Marguerite des champs), tantôt son efficacité pharmaceutique ou sa dangerosité ou des caractéristiques diverses (petites feuilles, grandes feuilles, caractéristiques colorées). Et, parfois, certaines occurrences comme la « Menthe » ou de façon tautologique le mot « Herbe » font passer la liste du côté de l’énumération de l’inventaire et, à la lecture, de la litanie : « …menthe commune/menthe de chat/menthe des champs/menthe des chats/menthe du Canada… » ; « …herbe à clef/herbe à cochons/herbe à commis/herbe-à-coqueluche/herbe à cors/herbe à coton… ». Ainsi, ces plantes sauvages, d’ordinaire invisibilisées se trouvent être non seulement caractérisées mais aussi parfois pratiquement reterritorialisées. Ce travail de Marc-Antoine K. Phaneuf m’évoque le Terrain du Dictionnaire A/Z de l’artiste québécois Rober Racine où les mots se trouvaient ainsi plantés, comme dans l’attente qu’il y pousse quelque chose. Ou beaucoup plus lointainement, bien que plus rédigé, le merveilleux texte La Moselle d’Ausone (310-395 av. J.-C.) qui faisait du texte le fleuve lui-même dans lequel nageaient les poissons le peuplant.



Sophie Coiffier


Marc-Antoine K. Phaneuf, Mauvaises herbes, Le Laps, décembre 2023, 56 pages.
ISBN : 978-2-9814330-7-7

14 février 2024
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[1Maurice Ferron et Richard Cayouette, Noms des mauvaises herbes du Québec, 1ère version, Division de la Recherche, ministère de l’Agriculture et de la Colonisation, 1964

[2Marc-Antoine K. Phaneuf, Dédales d’Almanachs, Art souterrain & Saisons du Palais, Palais des Congrès Montréal, 29 février – 30 avril 2020