Pascal Gibourg | Notes silencieuses (extraits)

Victor Hugo écrivait nu et debout. On peut l’imaginer très tôt le matin scrutant l’aurore, les yeux écarquillés. Que voyait-il ? Que notait-il ? La nuit ? La rosée ? La couleur indéfinissable du ciel quand les premiers oiseaux se mettent à chanter ? Tout écrivain écrit le silence, tout écrivain fixe de sa main plus ou moins assurée les vertiges qui le font parfois tomber de sa chaise. Guyotat, parait-il, s’attachait à sa chaise d’écriture pour ne pas tomber. Il y a une mythologie des œuvres, des conditions dans lesquelles elle viennent au monde de même qu’il y a une mythologie des auteurs. Le mythe a une fonction explicative. Il ne demande pas à être cru, il indique une direction dans laquelle le sens peut s’engouffrer. A ce titre, le geste inaugural de l’écrivain consiste à déchirer le voile de la nuit, à écrire de ses lettres noires sur le noir de la nuit qui vient. Après quoi, une fois celle-ci levée, une fois le jour levé plus exactement, demeurent sur la page ces lettres noires qui forment des mots desquels le lecteur pourra alors extraire des images, tout un monde qui s’éveillera avant de disparaître.

Un homme vit seul dans une maison en ruine perdue dans la montagne. Depuis un certain temps il distingue sur le versant d’en face, en plein cœur de la forêt, une lumière qui l’intrigue. Il s’y rend et y découvre un enfant qui vit seul dans une maison en partie délabrée. Ils échangent quelques mots après quoi l’homme repart. L’enfant lui a dit qu’il se rendait à l’école, comme presque tous les enfants, mais le soir. L’homme mène alors son enquête puis retourne voir l’enfant. Il lui dit qu’au village on prétend qu’il n’y a d’école que la journée. L’enfant lui rétorque que cette école du jour est pour les autres enfants, les enfants vivants. Perplexe, l’homme se décide à faire le pied de grue devant l’unique école qui existe, le soir. Il ne voit rien, tout est noir et silencieux. Même quand le portail s’ouvre, il ne fait aucun bruit. Puis l’homme distingue des enfants en blouse noire portant des cartables sortir et disparaître dans la nuit sans se parler. C’est l’école des enfants morts que personne n’attend. Le narrateur écrit : « Quelle peine ils font les enfants morts quand ils sortent comme ça des écoles plongées dans le noir, la nuit, tout seuls ! Mais au fond..., les enfants vivants ne font-ils pas autant de peine ? »

Il y a peut-être deux silences, deux types d’expérience du silence. L’une qui s’appuierait sur une perception du monde où les choses sont reliées entre elles et qui renverrait à un langage des choses muettes. Il s’agirait alors d’un silence horizontal. L’autre où les choses seraient perçues isolément les unes des autres, en contact avec le divin parce que verticalisées, déchirées intrinsèquement et en lien avec leur fondement tout comme avec leur destination dans les profondeurs ou les hauteurs, selon un axe vertical. Il s’agirait alors d’un silence vertical, extatique. Mais peut-être que ces deux silences se mélangent et que si l’un est susceptible de se redresser, l’autre ne l’est pas moins de se latéraliser.

« A qui parlons-nous lorsque nous nous taisons ? »
La question de Tarjei Vesaas, écrivain norvégien, a quelque chose d’abyssal. Elle laisse aussi bien résonner le silence dans un espace sans borne qu’elle enjoint tout un peuple invisible à répondre. Non pas « que disons-nous », mais « à qui » ? Comme si se taire n’était pas refuser de dire quelque chose mais chercher quelqu’un avec qui communiquer autrement.

Le silence n’est pas quelque chose que l’on a perdu, le silence est là, il a toujours été là, c’est juste qu’il s’est endormi, qu’il s’est éloigné. Le silence est ce que je dois ranimer, ce que je dois réveiller. C’est un corps grelottant que la peur enveloppe, le dédain et la peur, une peur contagieuse qui fait que l’on a peur de réveiller le silence, le silence dur, le silence froid. Qui sait de quoi le silence est capable ? On ne veut plus savoir à quel point il peut être tranchant, coupant. Le silence est une forme d’oubli volontaire qui a cessé de crier dans la nuit pour ne plus apparaître que comme une étendue infinie, une mer d’huile, pourquoi pas une paix. Le silence a été terrible, mais maintenant il s’est assagi. Peut-être n’est-ce plus le silence d’ailleurs, peut-être que le silence s’est éloigné de lui-même comme d’un feu glacial et qu’il n’est plus lui-même, qu’il n’est plus que l’ombre de lui-même, l’ombre lâche d’un silence moribond. Il fut un temps où le silence ne se supportait plus et où les mots qui l’entouraient sont allés jusqu’à se consumer à force de s’approcher de sa flamme mortelle. C’est ce temps que je redoute d’avoir à rappeler. Maintenant il n’y a plus de silence, le silence actuel est un mensonge que j’entretiens alors que je devrais le briser. Pourquoi ? Simplement pour me rappeler ce qu’est le silence, qu’il n’est pas un mythe ni une croyance, un rêve nocturne, une fantaisie. Le silence est un mal - et vouloir ne plus le savoir est une trahison.

Présentation du livre sur le site de l’éditeur

13 avril 2022
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