Peindre les murs, dépeindre les murmures

De Sisley à Gauguin.

Ici chaque maisonnée porte un nom de peintre. J’ai commencé par le salon de Sisley, me voici sur la terrasse de Gauguin, en passant par l’hôpital de jour qui donne sur le jardin où quelques oiseaux picorent une boule de gras pour l’hiver.

Quelle est la boule de graines qui nourrira nos êtres dans chaque maisonnée ?
Quel paysage habiter qui, peu à peu, à travers nos échanges et nos traversées finira par nous constituer ?

Chez Sisley, comment peindre et dépeindre le quotidien de l’hôpital sur la durée par petites touches de mots, de bouquets de sensations comme autant de fleurs qu’on m’offre ou de feux d’artifice qui fusent, entre deux silences ou deux cris ?
Ici dans le déferlement de la parole où l’on ne s’entend plus parfois, et pourtant non je ne suis pas sourde, je hurle à travers mon masque là où j’aimerais tant murmurer les mots de la poésie, entre deux silences. Je parle fort mais ai-je plus de force pour autant ? Qui ma parole va-t-elle finir par atteindre ?

Chez Gauguin, comment peindre et dépeindre le quotidien de l’hôpital de petits grains de folie, par petites notes, bribes de sons, musique des jours lancinants, chansons et fables d’enfant que l’on connaît encore par cœur parfois d’un trait ou entre deux hésitations, là où les mots manquent et où le vent poursuit ?

De Sisley à Gauguin, je cueille des mots, des prénoms, des fleurs, des lieux, des forêts, de l’amour, beaucoup d’amour là où ça fuse entre la bouche et le regard entre deux caresses tandis que dehors le monde est malade et le toucher devenu interdit.
De Gauguin à Sisley en passant par le jardin intérieur où les premières fleurs annoncent le printemps, je ne sais si aujourd’hui les mots vont être murés derrière une bouche qui dit non en se mettant un doigt en travers, s’ils vont exploser de « bigre bougre fichtre » ou s’ils vont chanter un ailleurs oublié, une odeur qui n’existe déjà plus car même les fleurs ne sentent plus rien aujourd’hui – vous avez remarqué ?

En rond, en cercle, autour d’une table en bois ou invisible, nous prenons place, en fauteuil roulant ou sur une chaise, immobiles ou toujours en mouvement, nous échangeons des regards. Qui suis-je pour cueillir leurs mots ? Quelle est ma place de poète ici, vue en « charlatan » ou en vendeuse de livre ? « Et moi, je vous demande si… ». Mais oui demandez-moi. Sans doute suis-je un peu cette pilleuse de mots que vous défiez mais pas une pie voleuse, et si je prends vos perles j’essaie d’en faire des sautoirs. Je les assemblerai dans la lenteur des jours, au salon sans nom qui est le mien, pour vous en parer ensuite, à la prochaine séance, si vous êtes encore là. Si je vous prends vos notes, vos noires et vos dièses, vous les musiciens du silence, c’est pour vous accrocher aux sons des souvenirs que vous portez en vous, vous rendre mémoire, pour ne pas vous oublier. Vous verrez j’ai toujours les mains pleines quand je reviens.

« On est bon bien là » et c’est tant mieux parce que moi aussi, sur la terrasse où l’un tourne en rond balbutiant le mot soleil quand l’autre chante « Sur le Pont d’Avignon », je danse avec mes mots d’être avec vous, parmi les fleurs de vos souvenirs que vous m’offrez comme une peinture. La toile de vos vies tracées.

De Gauguin à Sisley.

18 mars 2021
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