Pré-résidence, 1

8.4.22 [1]

Je n’ai jamais pris la ligne 14 après Saint-Lazare, depuis sa prolongation. À tel point que le message sonore qui annonce la station me surprend car il n’est pas suivi de "Terminus de ce train", que j’ai entendu pendant des années. Pont-Cardinet, en particulier, me fascine aujourd’hui, et j’ai très envie d’y descendre car j’ai connu la gare SNCF, sur le bout de ligne Clichy–Pont-Cardinet, pour aller travailler au début des années 2000. Je descendais parfois à Brochant et traversais le square des Batignolles. J’ai déjà partiellement vu le nouveau quartier Batignolles, autour de la gare SNCF (façadification) mais la nouvelle gare, je n’ai aucune idée d’où elle peut se trouver. J’aime les trajets, je descendrais bien à chaque station si je pouvais. Au retour, je m’arrêterai à Pont-Cardinet, pour l’instant il faut aller à Saint-Ouen et je ne sais pas comment présenter le projet de résidence en quelques mots. Je trouverai bien, j’angoisse facilement pour des choses qui en réalité ne me demandent aucun effort. C’est un effet de trac, peur de mal faire, toujours, cette illégitimité qui me couve. Cette résidence, c’est une reconnaissance, aussi. D’ailleurs c’est ce que dit Isabelle Reverdy pendant la réunion, que la bourse de résidence existe aussi pour reconnaître des auteurs, des autrices, jeunes ou moins jeunes, pour qu’iels puissent s’accomplir dans leur rôle de créateur, au sein de la société. Par le passé, j’ai écrit, dans des conditions difficiles, sans aide, j’ai également eu des aides, ponctuelles, et aujourd’hui il faut que je puisse me convaincre que je mérite cette année complète, ce soutien important et le fait que des gens vont m’aider, en premier lieu le service Archives-Documentation de ma ville, c’est comme ça, il faut que je me fasse à ça aussi, au fait que je suis écouté, attendu — voire apprécié ? Tout cela est trop. Pour dire : je le ressens presque comme une injustice ! Il faut que je me soigne, bref. Cependant, je regarde les autres auteurices à côté de moi, et je suis content pour elleux. C’est donc possible, et j’essaie alors d’être content pour moi aussi. Je peux y arriver quelques instants, ça viendra. En attendant, je n’ai rien écrit, j’ai mon carnet, mon Pilot V5 noir, je pense à noter et je ne peux pas noter ; c’est angoissant.

Retour et je descends à Pont-Cardinet. C’est incroyable de voir un morceau de ville à ce point modifié, il suffit de quelques secondes au cerveau pour détruire son souvenir et le remplacer brutalement par les piliers, les murs, les étages, le béton qu’il y a face au Square qui, lui, n’a pas bougé. Rue des Dames, les Caves Populaires n’ont pas bougé non plus, Joseph toujours présent au bar prépare des radis pour les planches de charcuterie. La musique fidèle au lieu, Fip ; ou esprit Fip. La chasse d’eau historique et l’évier arroseur ont été remplacés, flambant neufs, tandis qu’aux murs les bouteilles d’alcool en vitrail demeurent. Deux joueurs d’échecs, un jeune prof et son vieil élève, dirait-on, dont les pièces sont en tension et s’observent pendant plusieurs coups.

Il faut aussi que je retourne à ma résidence, tant que dans ma tête sont fraîches certaines idées. Que proposer, que dire, qu’expliquer ; et l’écriture dans tout ça. Et quel journal, ici, sur d’un côté l’avancée des recherches, le dépouillement des cartons, et de l’autre sur le texte, questionnements sur la narration, la mise en fiction nécessaire.

27 mai 2022
T T+

[1Pré-résidence, voire P-résidence pourquoi pas, c’est le journal de ce qui précède la résidence.