Semaine 1

début septembre 22

En juillet, alors que la résidence continuait indéfiniment de se préparer, je me suis rendu compte que je n’écrivais pas le roman. Il y avait plusieurs raisons, toutes excellentes. Tout d’abord, la résidence n’était pas commencée, après tout, pourquoi écrire ? Ensuite, il me manquait des documents, des précisions, des informations. Il m’a fallu passer des appels téléphoniques, envoyer des mails, visiter une exposition, lire des livres. Et puis, c’était l’été, également. Qui, à part les écrivains, ne se sent jamais en vacances l’été ? Les mots défilent, partout, sollicitent, ne s’effacent pas. Finalement, je faisais une pause d’écriture, pour une fois. C’était tout, je me rendais simplement compte que plus le temps passait, moins j’écrivais. Mais je n’aime pas cette situation, et finalement, n’y tenant plus, j’ai rouvert le document d’écriture. Or, le logiciel qui me permet ça, Scrivener, un traitement de texte, n’est pas prévu pour mon système Linux (Logiciel libre et open source) [1]. J’ai ensuite installé ce qu’il faut, ça s’appelle Wine et permet de lancer des applications Windows sur Linux. Après quelques difficultés pour réactiver la licence de Scrivener, ça n’a pas fonctionné. Je suis resté longtemps en panne, et pourtant, ça avait fonctionné. C’est toujours agaçant, le "ça marchait mais ça ne marche plus" quand (on a l’impression que) rien n’a changé. J’ai fini par tout bêtement désinstaller et réinstaller Wine et Scrivener, et ça a fonctionné immédiatement. Ce que j’aurais dû faire en premier lieu. Je n’y avais pas pensé, tiens donc, par acte manqué, j’avais fait œuvre de page blanche, cherchant à attendre sans écrire, au fond, un peu comme cette période, entre septembre 39 et mai 40, de Drôle de guerre.

Je n’écrivais pas, parce que je cherchais. Il me manque toujours un élément, une précision. C’était écrire, aussi. Pourtant, je voyais bien que je repoussais, artificiellement, quelque chose, dans une anxiété, aussi. C’était l’attente, ce qui était attendu de moi. Ce que le texte promet, ce que j’ai pu laisser croire qu’il promettait. Car, en regardant bien, il y a dix mois, dix mois qui pèsent sur mes épaules, ainsi que toute la structure qu’est la Région Île-de-France, c’est énorme. Et la ville de Noisy-le-Grand aussi, qui fait partie de la région, mais qui dans cette angoisse vient s’ajouter tout de même au poids sur mes épaules, qui, lourdes, n’entraînent plus les mains sur le clavier. C’est censé être le contraire, bien sûr, la résidence, la bourse, doit être contre-poids, contre-poison, mécanisme d’anti-gravité qui allège l’existence. C’est un travail à faire, une ultra-méditation, que de laisser couler autour de soi toute une région, toute une ville, toute une série d’attentes, et de se laisser dériver par ce que l’écriture, seule, exige, et est en droit d’exiger, rien d’autre.

Et puis, ça a commencé, par la date choisie en avril pour acter une rentrée, le 1er septembre. Et, dans la première semaine, petit à petit, quelque chose, qui patientait, est venu, s’est ouvert. Je me suis retrouvé à "être dedans", dans le texte, dans l’écriture, petit à petit, mon cerveau s’est laissé gagner par le texte, je me suis soudain senti, un peu, car c’est le début, mais un peu, senti dans le long terme du texte. C’est par exemple, être suffisamment dedans pour ne pas écrire de toute une journée, même lire autre chose que de l’Histoire ou des registres d’état civil, et, soudain, le soir, avoir cette phrase, complètement reliée au roman en cours, la noter et, le lendemain, l’ayant laissée reposer toute une nuit sur le papier et dans la tête, pouvoir explorer cette phrase, en tirer un fil, puis un autre, tisser une étoffe de texte qui servira, c’est certain. C’est ça, qui est venu, une possibilité que le texte soit là, omniprésent mais pas écrasant, disponible, lui pour moi et disponible, moi pour le texte.

Pour finir, parmi tout ce que j’ai pu lire, découvrir, je choisis ce tube de l’été 1939. Il témoigne un peu de l’ambiance alors, après deux mobilisations, après un 14 juillet tonitruant utilisé à la fois pour fêter les 150 ans de 1789 et pour faire démonstration aux Allemands l’état de la force militaire française, quoi qu’elle soit réellement, comme le dit Marc Bloch [2], la France a dépensé des sommes conséquentes pour faire couler du béton au lieu de l’acier, Charles de Gaulle est le seul général à avoir voulu améliorer l’état de l’armée "mécanique", sans succès, il se contente de fustiger l’attentisme de ses pairs, dans ses Mémoires [3] quand Bloch constate jusqu’où l’anticommunisme a pu aller, jusqu’à cet attentisme qui n’était, comme qui ne dit mot consent, qu’une invitation au nazisme.

Tout cela ne concerne pas directement la période de narration, 40-42, mais le livre semble bouger de lui-même à mesure qu’il s’écrit. Je vais sans doute retourner en 1899, naissance de RK, 1917, premier engagement dans la marine, à Rouen. Car c’est là qu’il se passe quelque chose, il décide, il bifurque, comme dirait Pierre Bayard [4].

30 septembre 2022
T T+

[1En effet, mon ordinateur "classique", Windows, est tombé en panne (l’âge) d’une panne qui coûterait autant que le prix d’un neuf, c’est ainsi, j’ai donc renouvelé mon matériel d’écriture récemment.

[2L’Étrange Défaite, Folio histoire

[3Mémoires de guerre - L’appel : 1940-1942, Pocket