Sjón | danse grotesque

Extrait de GraÌ spörvar og iÌ gulker (Oursins et Moineaux), Sjón, JPV, Reykjavik, 2015.

Traduit de l’islandais par Séverine Daucourt-Fridriksson [1].

 

dans une clairière

un appentis

un fossé

sur une plage

sous un pont

dans un pré en jachère

sur le parquet d’une chambre

au fond d’un étang doux-vaseux

au dernier sous-sol d’un parking

 

on a trouvé le corps d’une géante

 

*
 

corps

ni beau

ni terrifiant corps

ni incroyable ni insignifiant corps

juste immense d’une femme immense

composé des corps de douze femmes

juste mortes

chacune traçant sa route

tenant sa place

vivant son siècle

 

à l’abandon

 

*
 

et on attend

la couleur s’estompe

le sang va migrer du plus fin vaisseau

au plus large

il s’épaissit le sang

il va s’arrêter

dans le dos et sa course

quand le corps touche

sol

roc

fond

herbe

terre

algue

 

*
 

corps tout neuf

 

les paupières raidies

tout ce que les yeux ont

reflété

se perd dans le froid qui vient au cerveau

un jour passe une nuit passe

sur les histoires présumées

parvenues à ces yeux

douze femmes

avant

 

remplacées par un corps

 

*
 

vêtu de velours

nylon

soie

laine

recouvert de drap

ouate

plastique

ou rien

que sa propre toison

claire

lâchée

sombre

bouclée

fauve

 

*
 

corps féminin

 

les plaies

les maux intérieurs

qui font mourir les femmes

ne guériront pas

ce ne sera pas pire

et les traces

sur elles

– cicatrice ou marque d’élastique –

résisteront un temps

 

notre corps

 

*
 

à partir du deuxième matin

on s’affaire

et ce corps imposant

commence à retrouver son moelleux

tout en bas du ventre

on donne à la peau une couleur merverte

qui comme une vigne sur l’écorce

s’étend des poils du pubis

jusqu’à l’estomac

fend la poitrine

jusqu’à la gorge

traverse les hanches

jusqu’au pourtour des cuisses

 

*
 

corps prêt à danser

 

deuxmillionshuitcentmille pieds de nerfs

sixcents millilitres de bile

troiscentdixsept livres de graisse

centvingt doigts

(avec celui qui portait l’alliance et qui a été arraché de la main gauche de la

femme assassinée sous le pont)

vingtquatre ovaires

douze langues (etc. etc. etc.)

mus par une altération généralisée

 

corpsdegéante

 

*
 

et ça danse dans la clairière

ça danse dans l’appentis

ça danse dans le fossé

danse sur la plage

danse sous le pont

dans le pré en jachère

ça danse sur le parquet de la chambre

ça danse au fond de l’étang doux-vaseux

et ça danse au dernier sous-sol du parking

 

Né à Reykjavík en 1962, poète et romancier islandais, Sjón est également connu pour ses activités de librettiste et de parolier pour les chansons de Björk. Il a reçu notamment le prestigieux Prix du Conseil nordique en 2005 pour Skugga-Baldur (Le moindre des mondes). Ses textes mêlent mythes universels et culture populaire, nature et monde fantastique, grande histoire et imaginaire, violence et humour. Ses romans sont traduits dans 35 langues. Les éditions Rivages ont publié Le moindre des mondes, Sur la paupière de mon père et De tes yeux tu me vis, traduits en français par Eric Boury.

Séverine Daucourt-Fridriksson est poète. Ses livres ont été publiés principalement aux éditions de La Lettre Volée. Elle a traduit des nouvelles et romans islandais pour Magellan et Cie, Gallimard et les Presses Universitaires de Caen, ainsi que des poèmes pour le n° 174 de la revue Action Poétique.

6 mars 2016
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[1Le titre "danse grotesque", en français dans le texte.