Textes de l’atelier d’écriture 2

sur le thème "Il faut toujours garder l’espoir", par Omar Youssef Souleimane


Rêve et réalité

Sok-Ay HONG
Association Loisirs Tout Azimut

De multiples pensées se bousculent et bouillonnent dans ma tête. Être face à ce « rien » », ce « vide », à cette page blanche m’effraie. Au cours de ma scolarité, je me faisais violence à l’exigence des exercices de production écrite. Mais aujourd’hui, me reconfronter à cette peur est une nécessité. Si je creuse, je trouverai bien des explications valables. Seulement, je perdrai mon temps à regarder derrière moi au lieu de me jeter à l’eau. Alors, je décide de plonger dans l’inconnu, en laissant ma main glisser sans but sur cette feuille immaculée.

Une image jaillit de mon esprit suivi du ronronnement bruyant d’une machine à coudre, les cliquetis d’une paire de ciseau, de lointains cris et éclats de rire d’enfants…une jeune fille proche de ses treize ans, assise, découpe consciencieusement des surplus de fils des vêtements finis étalés en masse sur le canapé.

Dans cet appartement du troisième étage, une mère occupée nuit et jour, confectionne des vêtements. Le corps replié, les mains gonflées, des yeux fatigués par le manque de sommeil, elle répète inlassablement et mécaniquement les mêmes gestes.

La mère a pris du retard, la commande aurait dû partir depuis trois jours. Alors d’autres petites mains se mettent à l’ouvrage. Dans cette pièce, Les corps sont soumis à leur puissant maître, la machine : geste mécanique, respiration courte, attention soutenue, regard fixe… une ambiance presque religieuse.

De temps à autre, engourdie par l’immobilisme, la jeune fille lève la tête et lui parviennent de la fenêtre, des cris de joie des enfants du quartier. Son cœur se met soudain à battre très fort, éteignant presque un instant les bruits de la machine. Très vite, la tristesse l’envahit. Une voix perçante, à l’intérieure d’elle, lui ordonne de revenir à son ouvrage. Corps prisonnier, esprit vagabond…rapidement, elle saisit que ce monde lui est exclu et le seul espace de liberté réside dans le vaste monde de l’esprit, dont, elle, seule possède la clef.

La tension ressentie se transforme progressivement en un glissement subtil et imperceptible vers un univers d’images, de sons et d’odeur. Un épais nuage gris se dissipe et laisse entrevoir un champ parfumé de senteur aromatique, des couleurs vives tirées du rouge au violet, une légère brise caressant sa peau. Etendue par terre, elle se voit respirer la liberté, poumons pleins. Elle entend au loin des cris, des appels d’autres enfants la recherchant. Mais rien ni personne ne peut l’extirper de ce simple bonheur du contact avec la terre-mère.

Elle pourrait rester ainsi, immobile à rêver si ce n’est la voix de sa mère la ramenant à la réalité de la machine.

Ainsi, en laissant glisser ma main, émerge le rêve de ce petit bout de femme, devenu aujourd’hui un début de réalité que je tâche chaque jour d’arroser. Grâce à la patience et à l’encouragement de Omar, le vide devient une source à laquelle la créativité trouve sa place à travers l’écriture. J’en déduis que l’expérience est concluante !


Route de la soie

Delphine de Boutray
Scénariste

Traces perdues l’expérience rime avec science, pour la raconter, je cherche des mots qui riment avec aventure, cœur, élan, des mots encore inconnus. L’expérience a commencé comme ça… Tout simplement… Un jour. Ce jour-là, à bout de course, mon compagnon syrien m’a demandé : Si je rentre en Syrie, est-ce que tu viens ? J’ai répondu : J’essayerai. Je te donnerai ma réponse à l’issue du séjour… Les vacances de pâques approchaient. La lumière du printemps se déversait dans les rues du 18ème arrondissement. Mon quartier d’adoption. J’ai pensé : c’est pas du tout le moment ! Après 15 jours à Alep j’ai prononcé mes vœux pour un an. Promis, je reviens à l’essai. Après un an j’ai renouvelé mes vœux à la Syrie mais cette fois-ci à vie. Essayer c’est l’adopter dit la pub. J’ai adopté ce pays et il m’a adoptée… sans condition. J’avais une nouvelle famille ! Quelques années ont passé, world trade center, mort d’Assad père, élection du fils, espoir des forums sociaux à Damas, désillusion, premières arrestations des intellectuels en 2003… Mon compagnon, devenu mon mari, a repris son bâton d’exil… le Liban. J’ai alors dû partager ma semaine de travail. Trois jours à Damas, 3 jours à Beyrouth, 1 jour de voyage. Le jour du voyage était un moment à part, un sas de respiration entre deux mondes. L’initiation d’un monde en soi dont il était impossible d’en savoir à l’avance le programme. Beirout ? Beirout criaient les chauffeurs et les rabatteurs. Je confiais mon passeport, l’angoisse aux tripes car je ne pouvais plus me dérober. Allais-je être la seule femme du voyage ? Dans combien de temps allions-nous partir ? A quelle heure serons-nous à Beyrouth ? Des questions superflues, sans fondement. La seule chose à faire était d’attendre, patienter. Au fur et à mesure du remplissage de la voiturée, la couleur du voyage se précisait. Parfois le chauffeur surgissait d’une rangée de taxi avec trois voyageurs. On était soulagés. Peu importe où il les avait dénichés. Les portières claquaient et la Mercedes noire s’élançait à l’assaut de la montagne. En une demi-heure nous étions à la frontière. Les cœurs se serraient, les corps s’agitaient, les bras se tordaient pour accéder à la lucarne du guichet pour l’obtention du sacro-saint tampon. Le suspens commençait… un quart d’heure, une heure. Le chauffeur passait d’un voyageur à l’autre. Un jour, une jeune femme a été refoulée et nous avons dû nous séparer d’elle. Elle est palestinienne m’avait chuchoté le chauffeur quand j’ai constaté sa place vide. Pourtant des billets, des paquets de pain glissaient d’une main à l’autre. Le protocole s’imposait quasi toujours pareil. Silence avant la frontière. Nous retenions notre souffle. Puis la dernière barrière de la frontière s’abaissant derrière nous, levait tous les interdits, les non-dits, les indignations. Les langues se déliaient : des propos banaux, des échanges de procédés sous couvert de questionnements plus graves. J’étais rapidement prise d’assaut par des voyageuses. D’où tu viens ? Qu’est-ce que tu fais ? Aaah ! Ton mari est syrien ! Quel est son nom ? Combien tu as d’enfants ? Ils sont où ? Au début, je vivais ça comme une intrusion dans ma vie intime. Je répondais avec prudence. Mes réponses ne correspondaient pas à leurs attentes. Quelle est cette femme qui fait du théâtre mais qui n’est ni une vedette de télé et en plus… sans enfant. Tu n’as pas d’enfants !? Certaines ouvraient les bras largement vers le ciel s’en remettant à Dieu. D’autres me donnaient des adresses de gynécologues. On peut tout faire au Liban ! Sans jugement, ni mauvaise intention, on était en train de me dire que ma conquête théâtrale n’était rien, que je n’avais pas réussi à donner la Vie. Je sentais une détresse sincère. Il fallait m’aider de toute urgence à reprendre cette vie en main. Me souvenant d’avoir vu un jour perler des larmes aux yeux d’un chauffeur de taxi sans que je puisse rien faire pour le consoler sur le sujet, j’ai un jour décidé d’avoir un fils. C’était un grand, beau jeune homme de 21 ans qui habitait Paris et faisait des études de médecine. Il s’appelait Georges. C’est sorti comme ça. Georges comme Georges Sabra, George Corm, George Ibrahim. Je voyais déjà ce grand garçon se dresser devant moi. Qu’est-ce qui m’a pris ce jour-là ? Un besoin de réussir mon adoption à ce pays ? Une soudaine envie de raconter ? Une insurrection ? Je ne pouvais plus me dérober. Certaines renchérissaient. Un seul enfant ? Mais pourquoi ? Il est chrétien ? Musulman ? Justement mon neveu est en médecine à Paris avait dit une fois une femme d’affaires avec qui j’avais auparavant échangé mon adresse. Je m’enlisais, j’étais confuse. Si l’affabulation était découverte ? J’étais embarquée dans un processus insensé qui se construisait au fur et à mesure. Il fallait me souvenir de ce que j’avais dit à chacun. Heureusement parfois, l’arrivée d’un nouveau voyageur, un barrage, le passage d’un col enneigé, prenait le dessus. Ça a duré ainsi plusieurs mois. Puis, prenant de l’aisance, mon arabe se perfectionnant, je me suis mise à retourner les questions. Min wen anti ? D’où tu viens ? ai-je demandé à Anna, une tisserande du chouff. Anna faisait la route régulièrement pour chercher des fils de soie rare qu’on ne trouvait qu’au souk Harira de Damas. A partir de ce jour, passant ma navette d’un bord à l’autre chaque voyage devenait un tapis où les fils du rêve se tissaient à ceux de la tragédie et des souffrances ; un patchwork d’humanité fait de bouts d’histoires, dramatiques, politiques, intimes dont je savais rarement la fin. Celle d’une femme marocaine dont il fallait lire entre les lignes son escapade à un réseau de prostitution. L’histoire d’une famille à Alep retranchée dans une partie de leur maison occupée par les services secrets syriens, celle d’un jeune homme libanais désespéré de ne pouvoir poursuivre ses études, faute de parrain… Ce concentré d’humanité fourmillant gravissait hardiment la montagne puis redescendait plus apaisé vers le bleu de la mer. Le retour était son contraire symétrique. Le spectre de Georges continuait à flotter en moi, tel un étendard intérieur prêt à être brandi pour dire la Vie. Georges appartenait à tout le monde ; à ceux qui savent adopter. Ô Georges tu aurais été aux anges en apprenant l’immense espoir qu’a apporté cette révolution ! Tu aurais adhéré de suite. Tu aurais été un valeureux shebabs entraînant d’autres dans ton sillage. Aujourd’hui 9 ans plus tard alors que le pays n’en finit pas de s’effondrer dans un abîme sans fond, ces visages, ces voix, mais surtout ces récits trop longtemps contenus, à peine sortis d’une révolution tout juste née, me harcèlent. Que sont-devenus ces passagers d’un jour ? Morts sous la torture ? Éternels déplacés ? Enfermés dans un camp ? Embarqués dans un canot de fortune ? Migrants traqués vers une capitale européenne devenu un numéro ! Où êtes-vous ? La Syrie est une expérience pour toute l’Humanité dit l’artiste Najah.


Les absents définitifs

Saliha Djemad

Je revois comme si c’était hier les évènements de cet après-midi, qui furent décisifs quant à mon avenir. Il faisait beau, sous ce soleil de février, nous étions regroupés les voisins et la famille autour de ma grand-mère, qui était en train de perdre la vue. Une cataracte sévère l’a plongée imperceptiblement dans le noir. Elle ne distinguait plus que les ombres.

Nous étions en pleine guerre, l’Algérie réclamait son indépendance. Papa était un homme politique engagé fervent défenseur de l’Algérie algérienne. Il était déjà un homme politique. Il avait été élu député à l’Assemblée nationale française en 1946, représentant du département de Constantine. Il fut très actif et attira l’attention des autorités sur la gouvernance algérienne et la vie difficile teintée de mépris de son peuple… En 1952 il ne fut pas réélu à l’Assemblée, mais il se sentait prêt pour le combat que l’Algérie engageait contre la France pour recouvrer son indépendance. Cette guerre effroyable dura sept années et fit beaucoup de morts dans les deux camps. Papa fut arrêté en 1955, cueilli au milieu de sa famille, la veille de l’Aïd el Kébir (fête du mouton), à la tombée du jour entre chien et loup, l’heure à laquelle les gens s’empressent de rentrer chez eux.

Oui je me souviens c’est moi qui ai ouvert aux deux messieurs qui portaient une gabardine, presque de la même couleur que celle des policiers. Oui ils sont repartis avec mon papa qui a enfilé sa veste et pris sa sacoche. Il est parti sans valise mon papa…. Il a passé 6 ans de sa vie dans les camps de concentration : de la région de Médéa, Berroyguya, Bossuet, Médéa, Port Gazelle, Lodi. Il ne sera libéré qu’à la fin des années 60. Suite à une campagne menée par le Secours Populaire Français en la personne de Julien LAUPRETRE pour libérer Chérif DJEMAD. Il entra en contact avec mon oncle d’Alger pour activer les démarches pour les papiers afin de nous faire venir en France où une famille d’accueil nous attendait. J’ai revu mon papa en 1961, à la Seyne-sur-Mer, il ne m’a pas vu grandir, il a retrouvé une jeune fille timide et intimidante.

Yemma Da tenait dans sa main le télégramme qu’elle venait de recevoir. Elle semblait se ventiler avec le papier. En fait ce papier traduisait son immense embarras et il me semblait entendre les battements de son cœur. Ce télégramme venait du camp de Médéa, où papa se trouvait. Il demandait à ma grand-mère de confier ses enfants à l’oncle Ahmed, qui habitait à Alger. Il était chargé de nous faire les vaccins, les papiers pour nous envoyer en France.

Revenons à ce bel après-midi ensoleillé où l’on oubliait ses deuils. Ma maman est morte de la tuberculose et d’inanition deux mois auparavant. Grand-mère, dès qu’elle était seule, le bouton « souvenirs » de sa mémoire s’enclenchait, et les larmes coulaient à flots. Elle marmonnait une phrase sans fin. « Que dirai-je à mon fils lorsqu’il sera de retour ? » « Où est ma femme ! Où est ma femme Yemma, tu as promis de veiller sur elle. » Papa, dans sa douleur, accablait sa mère et devant l’ampleur des dégâts de la guerre, les femmes ont appris à mentir. Elles ne tenaient pas au courant, des absents définitifs, des prisonniers, des émigrés et des combattants. Elles portaient le deuil seules. Ce qui fait qu’au moment des retrouvailles, à l’Indépendance, le plaisir de se revoir était vite terni par les absents définitifs.

18 mars 2020
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