D’un rêve à l’autre







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(un texte produit dans cet atelier animé par Cathie Barreau)

D’un rêve à l’autre

Le soleil irradiait. Dans le bus bondé, le conducteur se leva. D’une voix ferme, il demanda aux passagers d’avancer vers le fond ….pour laisser monter ceux qui voulaient entrer. Une femme brune, aux cheveux veinés de blanc, d’une quarantaine d’années, se faufila dans le couloir pour atteindre cet espace où se regroupent ordinairement tous ceux qui souhaitent descendre à la station prochaine, où s’installent les mères et leurs petits calés dans les poussettes, les handicapés dans les fauteuils roulants. Le bus parisien, surchargé pour l’heure, était le théâtre d’un brouhaha joyeux de voix discordantes. La femme au visage de cendre parlait fort et s’agitait. Claire la remarqua. Furtivement, elle observait son manège et l’entendit clamer à l’adresse du chauffeur, qui ne répondit pas « la porte, s’il vous plait ! ». Avait-elle raté l’arrêt précédent ?... mais, non ! elle venait tout juste de se joindre au flot des voyageurs.

En apparence, l’air hagard de la femme n’inquiétait personne, mais quand ses yeux de brume et sa bouche d’ombre se rapprochèrent d’une autre femme, voisine de Claire, un léger frisson, comme un fluide froid, parcourut les corps. Tentant de coller son visage au sien, la femme semblait vouloir y entrer son regard. Sur l’instant, dans ce face à face, la passagère agressée essaya d’échapper à son emprise. Le souffle, le regard insistant…cherchait une proie. Une folie fugitive courrait dans l’espace, était-ce prémonition ou réminiscence ? Des secondes longues, sans début ni fin, des minutes extensibles…Une tension sourde…De son ventre, Claire sentit se préciser l’énergie de partir. Elle fit un pas de côté, libéra le frein de la poussette et, quand la porte s’ouvrit, se dégagea de tous. Non sans mal, tant les corps se serraient les uns contre les autres. Mais, la femme, aux yeux d’eau, ouvrit la bouche pour crier au visage de Claire « C’est à vous, cette chose là ! ». Quelqu’un l’aida à descendre, l’enfant dormait.

Il y a peu de temps encore, elle avait eu la force de soutenir ce regard dévoré, aspiré par un autre monde, un ailleurs où elle n’avait pas prise, mais auquel elle avait été initié, qu’elle avait appris à reconnaître. Elle savait se tenir, aux côtés, sur le seuil du trouble dévastateur.

Maintenant, elle est dans la rue. Tout est ouvert devant elle. Elle marche dans le soleil. L’air est vif, piquant. Elle respire. Et puis, elle contemple son petit, tout emmitouflé, endormi dans la lumière de l’hiver… « cette chose-là », c’est ainsi que cette femme l’a appelé. Lui, la vie même !

Une goutte d’eau, une autre…quelques gouttes d’eau. Elle pleure. La peur s’écoule de son corps encore secoué par la scène. L’angoisse fond. Puis, elle se ressaisit. L’enfant s’est réveillé, la pluie douce le fait cligner des yeux. Elle tente de le protéger. Elle aime capter son sourire et la constellation de ses petites dents blanches. Elle marche d’un pas plus assuré. Chaque pas est un pas, juste un pas, un pas pensé, une
« pensée- pas »…un pied devant l’autre, un regard intérieur, un regard expansif.

Echapper à la folie ? Impossible, médite-t-elle ? C’est comme vouloir s’échapper de soi … cette folie intime qui guette à l’intérieur de soi…mais, que d’aucuns ont assigné à résidence…à l’intérieur d’eux-mêmes, lui laissant libre cours…lui offrant tout l’espace…ou alors, serait-ce le lieu d’une trahison , serait-ce aussi le lieu d’une exigence d’existence essentielle à elle, la folie, qui dit ce qu’on ne veut pas entendre, qui voit ce qu’on ne veut pas voir. Comment vivre ensemble dans une altérité si dérangeante ? La folie ? Un naufrage, une plongée dans les ténèbres…Un vertige, une noyade, une remontée vers la lumière ! La folie, comme un éclairci dans un ciel sombre, un orage dans un ciel serein….

Elle voit le bus passer devant elle au feu rouge, avenue du Maine…Elle l’avait devancé du fait des embouteillages, et de sa marche alerte. Elle remarque la femme à la bouche de puits sombre, comme un oracle ouvert à la face des passants. Elle a le visage étalé, collé à la vitre dont la transparence aliène la frontière invisible entre réel et irréel.

Claire regarde son fils, Osman. De son père, il a hérité d’un teint embrasé des rayons du soleil, d’une paire d’yeux couleur d’écorce d’amande, d’une chevelure noire. Elle se souvient d’Akli, de sa joie, de son enthousiasme. Ils s’étaient mariés, là-bas. Mais, elle avait dû repartir en France. Et puis, un matin, la nouvelle ! Elle venait d’apprendre qu’elle était enceinte quand s’abattit sur elle le désastre. La vie, la mort si intensément nouées, comme le jour à la nuit, de sève et de sang mêlés. Akli avait eu un accident…là-bas, la famille l’appelait. Claire devait rejoindre au plus tôt les rivages de la mort. Elle partit sans rien ou presque, comme le font les gens du Sud. Elle partit lourde de son angoisse, et dans l’appel à vivre.

A Niamey, le frère d’Akli l’attendait. Ils roulèrent longtemps. La route, uniforme, interminable de silence, entaillée par la traversée des zébus, parfois. Tout se brouille. A Tahoua, l’hôpital. Akli est couché, amaigri, absent. Le cou, l’épaule, le corps brûlé sur le côté gauche. Elle ne connaît pas la vérité. Elle sait seulement la douleur, mais rien de sa douleur à lui dont la couleur prend toute son intensité dans l’élan instinctif de chaque geste qu’il tente, désordonné, comme désarticulé. Dans son regard, elle guette l’onde de douceur. Mais, il crie. Sa parole cingle, tranche l’air. Plus coupante encore que le vent du désert, sa parole brutalise le silence. Des mots proférés dans une langue étrange. Puis, un moment de répit. Il s’assoupit et tourne son visage émacié vers elle, qui se tient sur le bord du lit, assise. Des larmes perlent…des sanglots. Puis, il recommence à hurler. Le débit de sa parole, comme un crépitement de sons affolés. Avec une douceur infinie, Claire caresse sa voix douloureuse, berce cette vague de colère et d’effroi sur un rythme lent, afin de la laisser s’éprendre de la rive, de la conduire à l’apaisement. Elle pose délicatement sa main sur son bras, par légères touches. Il se calme. Il esquisse un sourire. Puis, il est à nouveau pris de frémissements. Son frère l’appelle. Il dit, il faut laisser Akli aux soins infirmiers.

Personne ne lui avait encore révélé d’où venait ce mal destructeur qui l’affectait. Maintenant, on lui racontait tout. Alors qu’il marchait dans le désert, sur un chemin pierreux, Akli s’était fait mordre par un cobra, dont il avait du déranger le sommeil. Avec une violence inouïe, le cobra s’était brusquement dressé projetant un jet puissant de fines gouttelettes de venin qui atteignirent les yeux, expérience très douloureuse...qui provoqua une cécité pendant quelques jours. On ne pouvait être sûr qu’il réchappe de cette agression mortelle, car il y avait eu morsure. Akli avait-il voulu défier le cobra ? Déjà, on rapportait qu’il l’avait saisi d’une main ferme pour mettre à distance la charge mortifère. Mais très vite, la paralysie avait gagné le système nerveux. Il étouffait. Dans ce face à face, Akli avait rencontré la mort, s’en était défendu, mais il y avait laissé une part de sa vie. Au désert le danger est pur, si extrême qu’il se mue en redoutable enchantement…(L’extase nue, Roger Munier).

Le lendemain, Claire revint au chevet d’Akli. Elle resta dormir à ses côtés, sur un matelas posé à même le sol. Toute la nuit, elle lui raconta l’enfant à naître. …« Cette chose-là » comme avait dit avec violence la femme du bus parisien.
A tout jamais si tragiquement démuni, consumé par la fascination du cobra, cet homme là, était le père de son enfant. …Incarnation de l’amour, de la confiance en la vie…« Cette chose-là » était la question toujours à vif du passé revisité. Elle veillait sur lui comme une amoureuse, elle veillait un amour inconditionnel. Pour lui, si loin, pour l’enfant, émergence et réservoir de vie. Et elle, Claire, toujours à la recherche de signes et d’indices sourciers de la parole. Poésie aux lettres incandescentes, l’enfant était poésie vivante.

Le matin même, elle avait eu des nouvelles. La femme oracle la projetait loin dans l’espace des génies. La vie se souvenait de cette période lointaine. Depuis longtemps, sorti de l’hôpital, il arrivait à Akli d’être paisible, mais, parfois, son regard effaré témoignait qu’il demeurait encore dans un monde où personne n’avait accès. Le regard tourmenté de la femme en était une réplique bouleversante. Les histoires se croisent elles aussi d’une image à l’autre, d’un rêve à l’autre. Chacun oriente sa propre voie. Chacun s’inscrit dans cette traversée du temps.

Désormais, Claire sait tout cela. Quand hier était déjà demain. Elle sait aussi qu’il lui faudra du temps, un temps très long, pour revenir sur les rives de sa mélancolie, au Sahel. Et, elle entend murmurer à son oreille les mots du poète, Qui pourrait supporter la vie, si elle était réelle ? (Des larmes et des saints, Cioran).



Anne-Catherine Benchelah


13 avril 2010
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