dessiner une lang muette (2)

des dessins, des signes qui parlent pour ne rien dire
(suite réflexion)
22.02.12 - 09.04.12

« Où qu’ils aillent et quoi qu’ils fassent, les hommes tracent des lignes : marcher, écrire, dessiner ou tisser sont des activités où les lignes sont omniprésentes, au même titre que l’usage de la voix, des mains ou des pieds.
(…)
C’est en faisant des gestes avec les mains, mais aussi en marchant, que les hommes fabriquent des lignes.
(...)
La marche unit le temps et l’espace dans l’histoire.
(…)
Qu’y a-t-il de commun entre marcher, tisser, chanter, raconter une histoire, dessiner et écrire ? Toutes ces actions suivent différents types de lignes.
(…)
Les hommes font des lignes, en marchant, en parlant, ou en faisant des gestes.
(…)
Depuis que les hommes parlent et font des signes, ils fabriquent et suivent des lignes. »

Tim Ingold, Une brève histoire des lignes
(avant-propos, p.10-13, Éd. Zones sensibles 2011)

« Les écrits sont chacun une suite compacte rythmée par des sigles et des notes marginales, dans laquelle le lecteur s’oriente à la manière du chasseur primitif, le long d’un trajet plutôt que sur un plan. »

André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole (t.1, Technique et langage, éd. Albin Michel, 1964)

 

suivre une ligne.
dessiner la langue en volutes et traits.

façon autre encore d’explorer la langue… sur la branche principale — celle que l’on nomme la "charpentière" — du travail de lang et d’écriture se sont ainsi développés ramifications et nervures secondaires : dessins, signes, signaux, graphismes, typographismes, mises en scène web, édition, sons et musicalité, voix et parole portée… tout cela étant dans la continuité d’une exploration la plus large, complète, et ouverte possible, d’un cheminement par évidences, et non pas d’une stratégie. (type de cheminement d’ailleurs typique de toute évolution vivante — dont humaines, pour exemple — qui, loin d’un mouvement linéaire, forme bien plutôt buissonnement ou rhizome.)

remonte alors le souvenir du travail de ceux qui ont précédé, ceux des grottes et pétroglyphes évidemment — et étudier l’histoire de l’homme, des grottes, c’est connaissances des origines, connaissance de l’histoire de nos traces, et donc aussi de l’histoire de notre conscience, de notre appréhension du monde, de notre sensible, de ce qui nous est prégnant. savoir d’où l’on vient permettant alors sans doute de savoir où l’on va, et donc de pour-suivre la lign(é)e. éventuellement même de savoir un peu mieux où l’on pourrait aller, sans tout saccager —
et reviennent aussi les matières de Michaux, Novarina, Pey, Tàpies…

le dessin — tout proche de la criture, par son inscription, et donc de la parole, de la parl, la parlure, paroler… — revient me tarauder à nouveau après plusieurs années d’arrêt sans trace et traits (bien que cette pulsion de trace soit sans doute passée par l’aspect graphique des écrits, via le web et le maquettage).

dessiner la langue en volutes et traits, c’est parler une langue qui échappe, qui dépasse. c’est le surgissement, sous les doigts, de signes, à peine contrôlés, qui fuient du bout des mains.
ça ne cherche pas que dire et pourtant ça parle. ça dit quelque chose, ça dit peut-être même beaucoup. ça dit quelque chose de nous, de ce que nous sommes, de ce qui nous entoure, de ce qu’est notre monde.

il y a des dessins qui ne veulent rien dire, échappent seulement, et puis certains qui commencent à détourer, désigner, signaler…
ces dessins et traces en plus de nous parler, nous causer, nous interpeller intuitivement, commencent à appeler, même si dans le silence… deviennent signaux… commencent à révéler, dire, montrer, montrer du doigt, désigner ("dire" : étymo dicere, même racine que "doigt" : digitus)… ils deviennent déictiques.
et si ce qui pourrait se nommer alors une "langue des signes" (mais peut-être serait-il plus juste de parler là de gestes, de danse des signes plutôt que de langue des signes), car se constituant progressivement comme système signifiant, est bel et bien muette, cela ne l’empêche pas de dire beaucoup, et peut-être même de devenir bavarde… en devenant écriture.

on a su parler (il y a en moyenne 1 millions d’années ?), on a su dessiner (80 à 70 000 ans : grotte de Blombos - Afrique du sud : plus anciens traits géométriques gravés. 32 000 ans : grotte Chauvet, aurignacien - France) bien avant de savoir écrire (5 300 ans avant aujourd’hui : tablettes sumériennes). car écrire c’est dessiner une langue articulée, en son, en sens.
l’on était déjà rentré dans cette dé-signation ("désignation" : étymo : Empr. au lat. class. designatio, -onis « forme, figure, indication »… donc signe) du sens (mais non du son), dans cette capacité de "signer", cette capacité de signer que nous sommes là, de signer ce que nous sommes… mais pas dans cette capacité de faire signe articulé du son et du sens, donc d’en faire un système… même si, dans les grottes, les dessins et signes ne sont visiblement pas inscrits spatialement et logiquement par hasard, mais en fonction de la topologie des lieux, des symboliques féminines/masculines, donc sans doute "racontant" déjà une pensée, et étant un système de représentation graphique d’un monde et d’une pensée, ce n’était pas encore une écriture dans le sens d’un système de représentation graphique d’une langue, donc un système articulable d’unités en propositions et syntagmes, faisant sens, transportable (et éventuellement sans le support de la voix).

en tout cas ça émerge simplement, et ça laisse émerger, dans ses volutes, quantités d’images, de formes, de figures, qui prennent sens. ça prend un sens, ça se charge de cela. le volute devient alors soudain un objet chargé d’une signification, multiple, aléatoire, relative aux sens différenciés et différemment produits de et par chacun. interprété, le signe, et peut-être malgré lui, se met alors à signifier.

alors que tracer, dessiner, comme écrire, sont "dire sans parler", dans UUuU, quand je sors mon fusain de saule, je voudrais des dessins, des signes qui parlent pour ne rien dire.
qui reposent de la langue.
des signes, volutes et traits, qui, comme a pu les appeler Duras de ses vœux dans Écrire, seraient une langue sans grammaire, dégagée de cela, une écriture de mots égarés…

 

« Dessiner par accès, chanter par poussée, écrire dans le temps, pratiquer le dessin comme une écriture publique, peindre sans fin, chanter des hiéroglyphes, des figures humaines réduites à quelques syllabes et traits, dresser la liste de tous les noms, parler latin, appeler 2587 personnages parlants, traverser toutes les formes. (…) Avec de l’encre noire et un crayon rouge, j’ai dessiné pendant quinze heures de suite une musique sur les murs ; je continue, je quitte ma langue, je passe aux actes, je chante tout, j’émets sans cesse des figures humaines, je dessine le temps, je chante en silence, je danse sans bouger, je ne sais pas où je vais, mais j’y vais très méthodiquement, très calmement : pas du tout en théoricien éclairé mais en écrivain pratiquant, en m’appuyant sur une méthode, un acquis moral, un endurcissement, en partant des exercices et non de la technique ou des procédés, en menant les exercices jusqu’à l’épuisement : crises organisées, dépenses calculées, peinture dans le temps, écriture sans fin ; tout ça, toutes ces épreuves, pour m’épuiser, pour me tuer, pour mettre au travail autre chose que moi, pour aller au-delà de mes propres forces, au-delà de mon souffle, jusqu’à ce que la chose parte toute seule, sans intention, continue toute seule, jusqu’à ce que ce ne soit plus moi qui dessine, écrive, parle, peigne. »

Valère Novarina, Pendant la matière, P.O.L

« Je ne sais pas trop ce que c’est, ces signes que j’ai faits.
(…)
Les dessins, tout nouveaux en moi, ceux-ci surtout, véritablement à l’état naissant, à l’état d’innocence, de surprise ; les mots, eux, venus après, après, toujours après… et après tant d’autres. Me libérer, d’eux ? C’est précisément au contraire pour m’avoir libéré des mots, ces collants partenaires, que les dessins sont élancés et presque joyeux, que leurs mouvements m’ont été légers à faire même quand ils sont exaspérés. Aussi vois-je en eux, nouveau langage, tournant le dos au verbal, des libérateurs.
Qui, ayant suivi mes signes sera induit par mon exemple, à en faire lui-même selon son être et ses besoins, ira, ou je me trompe fort, à une fête, à un débrayage non encore connu, à une désincrustation, à une vie nouvelle ouverte, à une écriture inespérée, soulageante, où il pourra enfin s’exprimer loin des mots, des mots, des mots des autres. »

Henri Michaux
postface de Mouvements (1951)

« Qui laisse une trace laisse une plaie. »

Henri Michaux, Tranches de savoir
(recueil intégré en 1954 à Face aux verrous, et publié à part dès 1950)

extrait de « Refonder - journal 1990-2014 »

25 mars 2020
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