Frédérique Germanaud | Nous bruissons de toutes les voix qui nous portent

1-

Je suis hors champ. Pas dans un territoire autre, ou étranger. Je suis invisible. J’ai rejoint un temps d’enfance, celui de l’oubli dans une chambre, de l’oubli de moi dans la lecture. Nul regard ne m’invente, nulle pensée pour moi.

Je me tiens hors de la scène, dans l’obscurité ou la lumière, peu importe. Je me tenais ainsi derrière le livre. Je n’y étais, je n’y suis pour personne. Je peux parler, je peux crier, je peux mourir, je n’atteins pas l’autre. Je n’ai pas de corps. Mes yeux sont deux organes détachés et autonomes.

Tapie dans la marge, l’espace s’ouvre devant moi. Je suis dos au mur. Une boîte noire. Celle des avions enregistrant les mouvements de l’appareil. Je n’y laisserai aucune trace. Je suis coincée dans la boîte d’Antipode, mes pieds inutiles. Je n’irai pas plus loin. Un mur invisible. Zone de confidentialité zone blanche chambre close chambre froide. Espace si peu ergonomique. Mais, infaillible, cette intuition territoriale.

Ton pied frappe le sol. Le mouvement s’enclenche. Une énergie se met en marche. Le présent d’un coup se rend visible, se palpe, s’accroche. Le regard est haut porté. Franc. Direct. Ton regard n’est pas pour moi. Je n’existe pas. Je suis là, à quelques mètres, tu ne me vois pas. Ne m’entends pas. J’entends ton souffle et tes pas sur le sol et chacun de tes mouvements. J’entends que ton corps existe. Qu’il occupe un volume. Le déborde.

Je peux mourir sans faire de peine. La langue tapie au fond de la gorge. Je n’ai pas de voix. Vêtue de noir pour mieux disparaître. Je ne serai jamais moins.

De la lecture à l’écriture c’est la même nuit. J’erre dans l’obscurité et demeure inaudible. Aphone. En repli. La solitude est la condition de celui qui lit qui écrit. Une absence, un corps en creux qui ne se manifeste que solitairement, en tensions, en douleurs. Dos nuque tête, mon corps n’existe que lorsqu’il proteste. Ai-je un corps quand j’écris ?

J’écris puis je dis. Pas mieux inscrite dans le monde, dans la boîte, dans tes yeux. Je pousse un peu la voix. Lentement. Un mot dérisoire puis un autre. Pendant que tu as ces gestes d’évidence. Pendant que tes bras indéniablement prouvent que tu es. De preuve d’existence, je n’en ai pas. Je garde le teint pâle et mes habits noirs. Je garde mon visage enfoui dans les pages d’un cahier. Je reste assise.

Pliée serrée. Une toute petite ombre pour moi. Une tache. Je vois l’énigme de ton corps déployé. Soucieux d’inscrire dehors ce qui se passe dedans. Cette formidable occupation de l’espace, cette formidable présence, je l’envie alors que je tente encore de réduire ma place. Mes mouvements étriqués. Ma main droite seule à l’œuvre, prolongée agrippée à l’outil. Sans lui, inutile. Je vise la fluidité dans le déroulé de la phrase. Pauvre compensation.

Je suis une pierre d’attente. Un élément provisoire, l’amorce d’une construction nouvelle. Je suis un lieu de passage, attendant patiemment d’être traversée. Une glaneuse. Une chercheuse. Une éponge. La pierre de patience est un caillou qui recueille les confessions. Je suis un caillou au bord du chemin. Nul ne sait rien de mes voyages immobiles. Tu bouges tu vis. Tu es impatient, généreux. Tu déploies ton visage. Ta main.

Je parle. Ce n’est pas mon corps qui a pris la parole. C’est ailleurs que ça se passe. Je regarde pour écrire. Je vis pour écrire. J’ai ce secret. Qui restera tu. Toi de l’autre côté tu me dis que je sais si peu du monde.

J’ai raclé les mots avant de racler le sol. J’ai engrangé de la langue avant de savoir faire des pas. Le corps expulsé fut immédiatement réintégré dans l’obscurité.


2-

Puis il y a ce geste. Nul autre que moi l’a remarqué. Il y a ce geste du bras, large, la main portée loin du buste, puis un arrondi, un repli vers le cœur. Une invite. Quelque chose bouge. Presque invisible. Ton bras me prend sans me toucher. Il m’est adressé, il est pour moi. Ce n’est pas un appel, à peine un signe, une feuille qui frissonne dans un arbre immobile. Manière de me saisir ou de me laisser partir. Un choix. Sans bouger je peux entrer dans la danse.

La scène reste ignorée de tous. N’ont-ils pas vu cette anse de mer qui invite le navire à l’abri ? Cette rivière vive qui enserre une colline ? Cette initiative de spirale qui mène vers un point inconnu ?

En témoignera l’écriture. Je peux poser des mots sur ce qui advient en cet instant. Je peux appeler cela un accident. Un fait sans suite ou un épiphénomène dont les conséquences se manifesteront longtemps après en répliques dont on aura oublié la cause.

Ce n’est pas un geste de secours et ça l’est pourtant. Pas un geste pour me sauver – et de quoi ? Un pacte. La rencontre est désormais possible.

Je me lève.

Je déroule ma colonne aligne mes vertèbres accroche ma tête là-haut. A ta hauteur. Me voilà verticale. Debout, la révolution du sang. Un affolement dans les jambes et toute l’organisation mentale qui change. La ligne tracée dans le sable du bout de l’orteil ou à la craie sur l’ardoise. La seule certitude : ne pas franchir. Ecrire, pourquoi pas ? Mais sans passer la limite. Sans entrer dans l’espace de la représentation. Ma place reste hors. Que faire de ce mouvement ? Je longe la rive.

Je pèse lourd encore mais ton bras me porte. Ce corps victorieux que j’aime et regarde. J’abandonne le cahier le crayon. Mes dépouilles.

Mon corps entre en scène, guère plus mobile qu’il y a quelques instants mais j’ai des jambes. Tenir debout passe de la métaphore littéraire à la réalité. Je peux faire un pas, deux, rester en lisière mais avec la conscience d’une frontière franchissable. De ma voix j’atteins. L’autre mur. L’autre corps. Ma voix aussi solide que mes pieds sur le sol. Un pas devant l’autre suffit. Me déplacer. Expérimenter l’espace et la troisième dimension.

Je ne m’étais pas préparée à la rencontre. Ton geste m’a convoquée. Sortie de la bouche d’ombre. Je n’écris plus – je suis en mouvement – je dis. Je m’étonne. Je pourrais crier je pourrais chanter et danser. Des possibles s’ouvrent. Les savoir là me suffit, ils seront beaux inaccomplis. Sans que je pose un pied en territoire de danse.

Au bord de quelque chose ou de quelqu’un. De la survenance d’un évènement. Et j’entends enfin le bruit de mes pas. Je vois enfin tes yeux à hauteur de mes yeux. La tiédeur d’un corps autre. La douceur, la vibration de l’altérité. Ça bouge.

J’entends sous mes semelles craquer la terre. Je suis prise dans la boucle, prise à l’hameçon que tu as lancé. J’entends les cailloux dans le ruisseau et les oiseaux qui se lèvent sur mon passage. Le monde vibre autour de moi.

Nouveau geste d’invite, que je ne peux plus ignorer. J’ai grand peine à croire que ce soit moi ce corps debout. Et qu’un mouvement soit accompli en direction de ce corps. Un Entrez dans la danse ? Une imperceptible avalanche. Un crissement entre nos deux êtres qui ne se touchent pas. Il me faut rester debout. Ne pas me laisser prendre dans ta spirale. Poursuivre ma route en asymptote.


3-

Tu traces des spirales et l’une d’elle m’emporte vers un centre inconnu. Un nœud de mémoire obscur. Je quitte mon périphérique. C’est vertigineux. Nous sommes deux fragments que lie un trait de craie, un son, un geste. Mains disjointes, nous gardons nos singularités et nos rythmes propres, nous côtoyant de part et d’autre d’une ligne droite. Nos verticalités si différentes. Ce que nous livrons et délivrons dans l’espace vierge.

Je dis nous sans appropriation. Nous ne sommes pas ensemble. C’est tout une histoire et rien du tout. Je n’entre pas dans le champ d’action. Je ne danse pas. Nous cherchons les possibilités de nous colleter au temps, goûtons les répétitions, les suites, les réitérations, les traquons dans la vie, les transposons dans nos créations. Nous creusons un sillon, espérant y faire pousser du sens.

Je dis espace vierge mais cela n’existe pas. Toute scène, page, toile, sont noires de ceux qui sont passés avant nous, noires aussi de nos propres marques. Tous ces gestes que nous avons faits et qui se sont déposés. Nous sommes saturés de mots de gestes et de couleurs. Nos silences sont une illusion. Nous bruissons de toutes les voix qui nous portent. Improvisation signifie sans prévision, pas sans passé. Nous ne sommes pas sans savoir.

Repassant infiniment sur tes pas toi aussi tu ressasses. Avec toujours la crainte vaine d’être passé à côté de l’essentiel.

Nous sommes sur le théâtre des opérations, de part et d’autre d’une ligne qui ne matérialise plus guère une frontière, sur laquelle nous pouvons glisser, que nous pouvons crever d’un allongement de bras, d’une pensée un peu audacieuse. Cette bande blanche est une fragile installation. Même pas un symbole. Un bout de scotch qu’il faudra ôter à la fin de la représentation.

Nous sommes constitués de fragments que nous tentons d’assembler en une précaire construction. Nous partons d’une question source. Nous laissons entraîner par le courant. Ce qui nous émerveille : la possibilité d’un pas. Franchir la distance entre la peine et son expression. Je dis la peine, mais ce peut être la joie, ou la nuit.

L’espace se dilate à mesure que j’avance hors du confort de la pénombre. C’est une clairière puis un ciel. C’est un corbeau qui se perche sur une branche. Toi qui bouge en périphérie de mon champ visuel. Apparaissant disparaissant. Jamais immobile.

Défaisons-nous des morts, écrivons, dansons, depuis le vivant, le mouvant, l’instable. Frôlons les trous noirs, maintenons l’équilibre. Dessous, tout près, ça vacille. Par notre souffle, restons debout.

Qu’est-ce qui fait la beauté d’un corps ? Sa grâce ? Pas les mots qu’il pose sur une page ou garde sur le bout de la langue. Pas la langue derrière les dents. Un port de tête, une main ouverte, un bras déployé. Sous les pieds, poussière et temps mêlés. Ecrire ? Danser ? Beaucoup de vide autour et pourtant ça tient. Malgré les failles et les défauts. En appui sur une phrase ou sur une jambe laisser le monde vaciller dehors et dedans. Mais rester vaillant. C’est cela la beauté, cette vigie navigant entre les écueils.

Tu danses j’écris dans le temps instable. Pour repousser la nuit. Ne pas disparaître. Le silence dit mieux que nous ne le saurons jamais.



Texte écrit dans le cadre de Correspondance Madeleine-Viarme proposée par la Ruche-Petit Théâtre de Viarme et le centre chorégraphique Sept-cent-quatre-vingt-trois,
en collaboration avec la Compagnie danse Louis Barreau, et qui a été produit au Petit Théâtre de la Ruche, à Nantes.

25 septembre 2019
T T+