Henry James | Le tour d’écrou

Rien ne semble plus étranger à l’écriture d’Henry James que la certitude. Quels que soient l’histoire, son lieu, son époque, ses personnages, tout vacille, tout tremble, et c’est précisément cela que se doit de restituer l’écriture. Il y a bien sûr le mouvement propre à chaque phrase, plutôt méandreux, sinueux, complexe, exigeant parfois relecture, comme si le doute s’insinuait dans l’esprit du lecteur, mais ce n’est pas tout ; il y a l’art de la mise en scène, l’art de conduire et d’égarer, de multiplier les ouvertures tout autant que les écrans, les portes, les fenêtres.

La matière de ses récits est sableuse, elle file entre les doigts. C’est une évidence pour Le tour d’écrou, ce qui ne doit pas être un motif de désespérer mais plus exactement une indication de méthode. Cette histoire ne se laissera pas raconter, et c’est tant mieux. A quoi bon l’avoir écrite sinon ? A-t-elle un sujet ? Sans aucun doute, mais il se diffracte dans chacun des motifs qui lui permet d’apparaître, un peu comme une lumière au travers d’un prisme ou d’un spectre. Pour le dire d’un mot un rien désuet - le roman date de la fin du XIXè siècle -, c’est le mal. Et de ce point de vue là, on pourrait presque dire qu’il appartiendra à chaque époque de définir le sujet de ce livre en fonction de la conception du mal qu’elle se fera. Mais posons quelques éléments de décor sans quoi ce questionnement paraitra bien abstrait.

Tout d’abord le dispositif narratif : un homme, un certain Douglas, s’engage à raconter à un groupe d’amis l’histoire épouvantable et secrète qui est arrivée à une femme qu’il a connue il y a une vingtaine d’années. C’est par l’intermédiaire du narrateur qui fait partie des quelques personnes réunies autour du feu que ce récit nous parviendra. Nous lirons la transcription que le narrateur fera du récit relaté par Douglas, sachant que celui-ci fit lecture du manuscrit rédigé par la malheureuse femme évoquée plus haut, laquelle lui fit parvenir le récit de ses aventures quelque temps avant sa mort.

Les personnages : principalement deux enfants, une petite fille et un jeune garçon. La fille a peut-être six ou sept ans, le garçon dix. Ils vivent dans une vieille maison sise à la campagne, à plusieurs heures de Londres. Y habitent avec eux une intendante fidèle, quelques domestiques d’importance secondaire et la jeune gouvernante-institutrice récemment recrutée par l’oncle des enfants, un beau célibataire londonien qui exige d’être mêlé à rien de ce qui les concerne. C’est la gouvernante qui rédigera le manuscrit qui fait l’essentiel de ce livre, c’est donc par le truchement de son regard que toute cette histoire nous parviendra.

Venons-en à l’histoire. Comme nous l’avons dit, elle ne se raconte pas et ce serait en trahir l’esprit que d’essayer de le faire. Contentons-nous de dire qu’il s’agit d’une histoire d’apparition, de fantôme ou de phantasma, terme ayant l’avantage de mêler inextricablement l’imaginaire au réel même. Un ancien domestique et la gouvernante précédente, tous deux décédés, apparaissent aux enfants. Du moins le présume-t-on. Rien n’est vraiment sûr dans ce récit, tout fait l’objet de craintes et de supputations. La précision de l’écriture est entièrement au service de la duplicité des faits qu’elle relate. Par exemple : en dépit du charme indéniable qu’exerce les deux enfants sur les adultes, le renvoi de l’école dont le garçon fait l’objet fait immanquablement naître des soupçons, notamment chez la gouvernante qui en a la responsabilité. Mais quand elle laisse entendre à l’intendante qui ne sait pas lire qu’au vu de la lettre qu’elle a reçu de l’école on peut supposer que Miles « fait du tort aux autres », cette dernière s’écrie : « Monsieur Miles ! ... Lui, faire du tort ? » Il faudrait être bien pervers pour imaginer de telles choses, n’est-ce pas ?

La perversité, le mal, qu’est-ce au juste, quand rien n’est dit, quand rien n’est clair mais toujours supputé par un personnage comme par le lecteur ? La société victorienne contemporaine d’Henry James projeta ses peurs dans ce récit et attribua même à son auteur ce qu’elle jugeait le plus criminel. Le mal est par définition polymorphe, encore que je ne croie pas que ce soit l’essentiel ici, le mal est sans figure, il ne relève pas à proprement parler du dicible ou du visible, il est une construction où le plus maléfique participe de ce qui se dérobe. C’est l’inimaginable que l’on traque, que les mots dessinent en creux, avec un art, un raffinement consommés. En effet, comme on l’apprend dès le préambule, rien de ce que nous dira cette histoire ne le sera « d’une façon littérale et vulgaire », tout sera comme doublé par une atmosphère ou une matière subtile, rien ne sera univoque, parce qu’en un sens tout se répétera deux fois, comme l’entrevue de la jeune gouvernante avec son employeur au début du roman, et dans cette répétition c’est rien moins que la duplicité de toute chose qui s’immiscera.

Le mal, c’est de ne pas partager la même vision du monde que quelqu’un d’autre. C’est de ne plus croire à l’évidence de ce qui est là. La question n’est donc pas de savoir si Flora a vu l’ancienne gouvernante défunte aux abords du lac mais si elle sera d’accord avec la nouvelle gouvernante pour reconnaître qu’elle l’a bien vue. Le mal, c’est de ne pas voir la même chose que l’autre, de ne pas penser, percevoir, éprouver la même chose. C’est d’être enfermé dans la folie de sa vision, l’aberration de sa lecture. La différence, voilà le mal. Différence entre hommes et femmes, enfants et adultes, riches et pauvres, vivants et morts etc. Le roman d’Henry James exploite toutes ces différences fondamentales, il les poussent à leur extrémité. La différence la plus folle peut-être, en tout cas la plus structurante pour une œuvre littéraire, c’est celle qui existe entre le langage et la présence, l’expression et la chose. Le drame de ce roman, c’est que les choses et les personnes n’apparaissent jamais pour elles-mêmes, elles sont toujours le signe d’autre chose. Le monde rassurant des présences établies est révolu, supplanté par celui des apparitions inquiétantes c’est-à-dire des spectres.

« Lorsque je franchis le seuil de la pièce, la journée était relativement grise, mais l’après-midi était encore assez clair pour me permettre, non seulement d’apercevoir ce que je voulais, sur une chaise, près de la large fenêtre maintenant fermée, mais aussi pour remarquer la présence, derrière cette fenêtre, de quelqu’un qui regardait droit à l’intérieur. Un pas avait suffi ; la vision avait été instantanée ; c’était incontestable : cette personne était celle qui m’était déjà apparue. »

Au diable la paire de gants que venait chercher la gouvernante, elle est désormais au prise avec un monde de signes qu’elle se doit de traquer et d’interpréter. Au lieu de se faire rassurant, le langage - l’écriture du roman mais aussi bien les paroles que les protagonistes échangent - cesse d’asseoir les choses dans leur élément pour ne plus faire que renvoyer un signe à un autre en vue d’une interprétation non pas rassurante mais cohérente. Il ne s’agit plus d’agir utilement ou d’admirer la beauté d’un paysage mais de prouver l’existence du mal. On peut voir là un paradoxe, si le mal est bien cette impossibilité de partager une vision commune. Or c’est précisément ce paradoxe qui aimante le roman, son issue réglant à sa manière cette question du mal en nouant fatalement l’existence d’un enfant à la possibilité de désobéir comme de mentir ou de dissimuler. Pas d’existence sans le mal, pas de vie sans la liberté de transgresser l’interdit.

Pour la gouvernante, tout ce qui se trame au travers de l’instruction qu’elle dispense aux enfants flirte avec ce qu’elle nomme le « domaine interdit ». Elle écrit : « Ce domaine interdit, c’était le problème du retour des morts en général, et en particulier des amis perdus, de ce qui survit dans la mémoire des petits enfants. » Il faut préciser que les revenants, Miss Jessel et Mr Quint, étaient proches des deux enfants et qu’une véritable complicité s’était nouée entre eux, d’après Miss Grose, l’intendante. Ce qui s’immisce dans l’univers enchanteur de l’enfance, ce n’est rien moins que la mort, la possibilité d’une corruption, d’une destruction, d’une décomposition des corps comme des rapports qu’ils tissent entre eux. Décomposition des sentiments, décomposition des relations : la confiance se mue en défiance, l’amour bascule insidieusement dans la haine. Tout ça à cause d’une image, d’une apparition dont le pouvoir semble nul et l’action suspendue. Tout ça à cause d’une possibilité.

« - Tu dois me dire tout maintenant... toute la vérité. Pourquoi es-tu sorti ? Qu’est-ce que tu faisais là ?
Je vis encore son merveilleux sourire, le blanc de ses beaux yeux et ses dents découvertes briller dans l’obscurité.
Si je vous le dis, est-ce que vous comprendrez ?
Mon cœur bondit dans ma poitrine. Allait-il vraiment me dire pourquoi ? Aucun son ne sortit de mes lèvres pour l’encourager, j’eus conscience de lui répondre par une grimace et quelques vagues signes de tête répétés. Et tandis que je remuais la tête, il se tenait devant moi, la distinction incarnée, plus que jamais pareil à un petit prince de conte de fées. Ce fut justement son côté lumineux qui m’offrit un répit. Aurait-il vraiment été si intense s’il s’apprêtait à tout me dire ?
Eh bien, déclara-t-il enfin, c’était justement pour vous amener là.
Là, où ?
A penser, pour une fois, que j’étais mauvais ! »

*

La question de la reconnaissance n’est pas celle de l’identité. Une personne n’est jamais identique à elle-même, même le petit Miles du Tour d’écrou. Ce n’est pas non plus celle de la différence, sans quoi nous aurions plutôt affaire à la méconnaissance. En bon hégelien que nous ne sommes pas, nous dirons que la reconnaissance c’est l’identité de l’identité et de la différence. Identité dialectique ou paradoxale. La reconnaissance d’une telle identité, c’est l’opération du savoir mais en même temps, si l’on en croit l’affirmation de Pascal Quignard dans Les paradisiaques, c’est un tabou, une transgression majeure. « La reconnaissance est le tabou humain. » Savoir, reconnaître, c’est le lieu même du mal et de l’interdit. C’est peut-être le lieu de l’errance et même de l’erreur si l’on ne croit pas à la synthèse hégelienne. Mais s’agit-il de croyance ? Plutôt de démonstration, de preuve. Prouver l’existence de l’indémontrable, de l’invisible, du sans-figure. Et que ce soit impossible n’empêche pas qu’il faille y sacrifier, ce serait même toute la force de l’injonction, sa fatalité.
Dans l’ouvrage susnommé, Quignard écrit : « Dans la plupart des contes, les morts se reconnaissent mais les vivants ne se reconnaissent pas. » Dans Le tour d’écrou, il semblerait que le retour des morts ait pour fonction d’introduire la non-reconnaissance au sein du monde des vivants, et tout spécialement entre la gouvernante et le jeune Miles. Ce qui est terrifiant dans cette histoire, c’est que la quête de la reconnaissance qui y est à l’œuvre et qui doit avoir pour effet d’éradiquer le mal ait en fait pour conclusion l’instauration d’un « jour paisible » qui coïncide avec l’événement de la mort. Ce serait interdit - tout en étant impossible - de se reconnaître parce que ce serait la mort assurée. Voir, nommer, ce serait tuer. Doit persister un impossible entre humains qui est de l’ordre du vivant, de la terreur aussi, un innommable sans lequel la vie n’aurait pas de sens. Elle ne serait plus que paix, transparence, non pas lumière car celle-ci procède des ténèbres mais quoi ? L’existence serait enfin visible mais n’offrant rien à voir, image pacifiée parmi les images pacifiées, petit rien au sein de la grande insignifiance.
D’où ce tabou de la reconnaissance. Comme le précise l’auteur du Dernier royaume, « aux vivants il faut des efforts, il faut fournir des signes de reconnaissance ». C’est peut-être une malédiction, pour le moins un destin, une tâche infinie. Le spectre n’est donc pas quelqu’un, plutôt un signe, une image qui fait signe. Et s’il vient d’un monde apaisé, celui des morts, ce n’est pas la paix qu’il expose ou affiche, mais son envers. Dans le roman de l’auteur anglais, ce n’est plus Mr Quint qui apparaît ultimement à la jeune gouvernante mais « le visage livide du damné ». Aussi, au moment de tirer sa révérence, Henry James invite-t-il son lecteur à scruter ce cliché un rien ironique du damné livide, où il pourra désormais phantasmer à l’envi le visage de ce qui n’en a pas et qui le hante.

3 mars 2021
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