Iryna

Iryna Slavinska a d’abord travaillé dans une radio citoyenne et s’intéressait aux questions de mémoire collective. Elle dirige maintenant une chaîne culturelle de la radio publique. Voici ce qu’elle écrit ce 31 mars.


Pour moi la guerre a commencé avec les premiers bruits d’explosions dans le ciel de Kyiv, qui m’ont réveillée en pleine nuit. Depuis ce jour je continue de me réveiller toutes les nuits entre 4 et 5 heures du matin. Le 24 février, mon premier réflexe fut de me rendre à la radio - un réflexe de journaliste, j’imagine.

Il faut dire que depuis le début de la guerre, les télévisions et les radios publiques et les chaînes télévisées privées ont décidé d’unir leurs forces pour délivrer une information en continu, 24 heures sur 24. Les différentes chaînes ont divisé la journée en séquences de cinq heures dont elles assurent la programmation à tour de rôle. La radio a une importance capitale dans ce contexte parce que c’est le seul média accessible même en l’absence de réseau, même sans Internet, sans électricité. Il suffit d’avoir un poste transistor. Et puis les ondes radio sont libres, elles ne connaissent pas les frontières.
Depuis un mois que dure l’offensive russe, douze journalistes ont été tués, les tours de radio et de télévision ont été visées par dix fois (la première fois, c’était à Kyiv) dans l’espoir de nous couper du monde. C’est dire le rôle de l’information et particulièrement de la radio.

J’ai une fenêtre qui donne sur rue. J’aime entendre le bruit de la circulation. Mais depuis un mois, un son nouveau est venu s’ajouter, celui des sirènes, des alertes signes avant-coureurs des bombardements russes.

Le matin je me réveille assez tôt. Au petit déjeuner je prends mon café en même temps qu’une première série d’informations. En fait, j’ai déjà ouvert la page des actualités alors que j’étais encore au lit - pour voir où sont tombés les missiles russes. Nous avons tous notre carnet d’adresses personnel et nous espérons tous que les missiles et les bombes russes ne tomberont pas à un endroit où habiterait quelqu’un qu’on connaît. Ainsi mon premier coup d’œil sur les informations est destiné à vérifier qu’aucun des noms figurant dans mon carnet d’adresses n’a été touché. Puis je me rends à la radio où je travaille toute la journée. Le travail me sert d’anesthésie, aussi. Je ressens moins la douleur de la situation, de ces journées faites de guerre et de mort. Autre chose contribue à m’encourager, ce sont les exploits de notre armée et le rêve de voir le jour de la victoire.

Nous rêvons tous que l’UE et l’OTAN nous donnent des armes et le nécessaire pour lutter, sauver nos villes et les civils qui sont sous les bombes. À Marioupol, les civils n’ont accès ni à l’eau ni à la nourriture, les habitants de cette ville sont déportés quelque part en Russie, c’est absolument illégal. Au sud, dans des villes comme Kherson ou Melitopol ou Enerhodar, des journalistes ont été enlevés, pris en otage par les Russes, pareil pour certains maires et d’autres leaders locaux. Les paroles de solidarité ne suffisent pas.

Je pourrais continuer encore ce genre de considérations à l’infini, c’est ma réalité actuelle, un quotidien dans lequel n’existent ni dates ni jours de la semaine. On peut penser que la guerre a commencé le 24 février 2022 mais tout ce qui se passe aujourd’hui n’est que le fruit de l’indifférence du monde vis-à-vis de l’occupation russe de la Crimée et du Donbass en 2014. L’Europe et le reste du monde ont cru à la légende des "séparatistes prorusses" sans voir que l’armée russe se trouvait sur notre territoire. Tout est lié. L’Ukraine est le premier pays européen visé par Poutine et par les Russes. Il y en aura d’autres, comme en 1939. Je suis découragée aussi par la position de l’Allemagne qui, en poursuivant les importations de gaz russe, continue d’aider Poutine et son armée à tuer les Ukrainiens.

Excusez ce ton pessimiste. Cela fait un mois que je n’ai pas vu mes parents ni ma sœur. Et la vie « normale », sans ces nuits passées dans un abri anti-bombes, me semble loin...

31 mars 2022
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