Jean-Patrice Courtois | le "domino mental de la pensée"

  • Le «  domino mental de la pensée  »

Il est acquis, Emmanuel Laugier le dit lui-même, qu’il s’agit d’un journal en poèmes, qu’il a duré une année, que l’écriture des jours obéit à un protocole strict, que les expériences et matières des poèmes sont liées aux jours, à ce qu’ils contiennent dans leur déroulé, que les matières de ces expériences sont diverses (paysages, souvenirs, lectures, art, bouts d’autobiographie), que les formes sont diverses et que l’absence de hiérarchies, de quelque ordre qu’elles puissent être, gouverne la disposition des matières, des objets et des expériences convoquées. Ce descriptif, pour rapide qu’il soit, n’est pas sans importance parce qu’il signifie, à bien y réfléchir, que les principes de diversité et de non hiérarchie reforment un pli sur le pur écoulement des jours. Les expériences et leurs formes d’enregistrement se replient les unes sur les autres pour constituer le pli décisif du poème lui-même. Et, en ce sens, le protocole d’écriture journalier, avec les types de report prévus, laisse la matière des jours construire le livre. Ce n’est donc pas un protocole pour lire qui s’offre à nous, mais un protocole pour écrire et qui, impliquant la matière du jour dans un mode d’écrire, « informe » le langage. Le non-hiérarchique cache un principe de sélection et de formation et non pas seulement révèle des apparences. Il va de soi que la matière du jour ne coïncide pas avec les événements du jour. La matière du jour a un lieu qui déborde ce que le jour apporte de circonstances. Ou alors les circonstances doivent être reportées à tous les lieux qui s’emparent de l’esprit, y compris ceux venus de l’esprit lui-même.

Il y a, du coup, une trace du passage d’un poème à l’autre. Les souvenirs, les sensations, les lieux, leur organisation en paysages, les lectures, ne sont pas seulement posés en un discontinu calendaire si l’on peut dire. Le jour suivant, la succession des jours discontinus, ne constitue pas la forme des liens entre les poèmes, précisément parce que l’on est encore le même sujet après avoir dormi et que nous ne nous ne changeons pas à la mesure des jours qu’on raye sur un calendrier. Le poème ne parle pas de cette date-là, le poème relève d’une autre datation des matières qu’il emporte avec lui. C’est peut-être cela qu’Emmanuel Laugier nomme « le sentiment de l’existence ». Cette expression, pour mystérieuse qu’elle puise être, porte au moins en elle l’hypothèse d’un continu, au-delà des discontinuités imposées ou voulues. Le poète ne déverse pas le jour sur la table, une matière necoulepas du jour sur la table, tant le jour n’est que cette disponibilité d’où la configuration subjective doit extraire ce qu’elle fait émerger pour la déposer en langue. Pierre Parlant disait que ce livre jouait entre archive et invention. Aller chercher l’archive, qui ne parle pas toute seule en effet, avec la nécessité de l’invention. Aller déposer ce qui a été extrait de l’archive mentale dont le jour est aussi l’organisation spontanée de son oubli. Chaque poème fait oublier l’oubli contenu dans le précédent et c’est ainsi qu’un journal en poèmes peut devenir un livre de poèmes se saisissant des jours. Les tons se succèdent par la force des jours : il est climatique, anatomique, esthétique, animalier, pour ne citer que quelques occurrences de cette diversité. L’espace des autres, les amis en particulier, cités et présents dans le livre, donne aussi une forme du ton. Il y a chez Emmanuel Laugier un poète phénoménologique. Mais comment traite-t-il cette « matière phénoménale du monde » et parvient-il à la couler dans la forme du poème ? [1]

Il me semble que c’est, entre autres, par l’échange des matières et des espèces mentales. On observe une plasticité extrême de l’échange du corporel et de l’incorporel. L’opérateur de ces échanges infiniment variés est une torsion. Lier les matières et les couleurs, les sensations et les souvenirs, les fruits et les pensées : les choses se placent dans une constitution imaginative très souple et distributrice des espaces et des temps à l’intérieur de chaque poème-jour. Le calendrier n’est pas, bien sûr, le seul espace-temps.Tout est sous la main, tout peut en glisser. L’importance de la main s’atteste dans le livre par simple observation des occurrences, mais surtout la main re-dispose, prend les choses du réel et les met dans le cerveau, puis elle les reprend et elle les redépose dans le réel. La main c’est le poignet, l’articulation souple, c’est la lecture possible en sa matérialité. Phénoménologie des matières repassant par le cerveau, phénoménologie de la main en sa faculté de disposition et phénoménologie du rêve comme lieu de la plasticité par excellence par ses déplacements, figurent les trois entrées par où s’organise le dépôt des choses du jour dans le poème du jour. Il s’agit d’une plasticité non arbitraire, qui n’est pas livrée à elle-même en un jeu vide et gratuit. C’est une plasticité guidée. On sent bien qu’il y a un joystick dans le rêve, et, à chacun de lui donner un nom en fonction de ses options pour décrire le guidage en jeu. La très belle expression de « domino mental de la pensée » (4 octobre) semble montrer que les choses du cerveau redéposées dans le réel sont alors ressaisies par la pensée qui constitue leur dernier lieu d’exercice pour le poème.

© - Chris Burden, Urban Light, Los Angeles County Museum of Art, LACMA | Charlotte Abraham Art*

Les « dominos de la pensée » veulent bien dire le continu dans le discontinu, puisqu’un domino s’ajointe à un autre ou le fait tomber par contiguïté. Il y aurait une continuité par contiguïté. Mais aussi une chute mentale des choses les unes dans les autres. En revanche, il ne faudrait pas se fier à l’image des dominos tombant en série, ce qui serait le fantasme d’une continuité sans ruptures organisant toute l’année. Ce n’est pas la figure en jeu et l’on voit bien qu’elle serait factice et fictive. Le journal serait un faux journal, une construction en quelque sorte préalable. Le jour fait bien empreinte dans le livre, il est bien une condition du livre, il laisse quelque chose au poème. Le protocole de rattrapage du poème non écrit le jour même en témoigne par cette rigueur de l’espace-temps journalier récupérant le geste d’écrire le jour dans le jour. Une particularité de la construction générale du livre va dans ce sens, si on y prend garde. On veut parler de la constitution de séquences par agglutination. Des blocs agglutinés de plusieurs jours se regroupent autour d’un événement, d’un séjour de voyage, d’un moment dans une ville, d’une lecture. Une somme de souvenirs articulés se déploient sur plusieurs jours comme si l’empreinte mentale de l’événement en question passait par-dessus l’unité du jour et induisait une séquence. Il est question ici de rémanence du souvenir et de la conséquence qui en découle pour une empreinte de l’existence dans l’existence. Ce n’est pas de thème qu’il s’agit. Mais d’une image mentale étendue sur une durée issue de la nature intrinsèque des choses qu’elle véhicule. Ces séquences agglutinantes, au sens où l’on parle de langues agglutinantes, peuvent revenir sur les mêmes matériaux. À l’inverse, des morceaux détachés peuvent constituer par le biais d’une récurrence irrégulière du point de vue de la distribution paginée (mais régulière d’un autre point de vue) un refrain, voire même une série de refrains. Leur figure d’apparition dans le livre pourrait s’approcher par l’image d’une suite de flashes de phares qu’on croise la nuit sur une route. Un des plus notables, si ce n’est le plus notable, serait celui des chevaux, réels, vus de nuit, vus de jour aussi, chevaux peints aussi, car l’Italie montre des chevaux a fresco et elle en montre aussi sur des toiles. Un entrelacement de séquences agglutinantes et de refrains intermittents, voilà la structuration principale, celle qui, interne au calendrier, letraverse et lui donne une autre figure que celle de l’agenda.

Paradoxalement, ces agglutinations espacées desserrent les volutes des opérations mentales quotidiennes. Car Chant tacite est un livre dense et long dans la mesure où sa lecture suppose d’affronter les trois cent soixante-cinq jours de l’année, conformément au principe de formation du livre, et donc trois cent soixante-cinq poèmes. Les volutes mentales sont tellement resserrées que le livre invente des souvenirs au lecteur. Les opérations mentales des poèmes font faire des gestes, opérations similaires pour le lecteur aux opérations mentales d’écriture, et qui se dessinent en une sorte de surimpression gestuelle. Le poème intègre des souvenirs en en projetant ceux de l’énonciateur en cercles non tout à fait bouclés sur eux-mêmes. Les séquences intègrent les anneaux du souvenir en laissant une ouverture à l’anneau, toujours détachable et apte à s’agglutiner ailleurs. Le domino est bien une métaphore pour dire la chute des événements dans l’espace mental et leur transformation en souvenirs projetés ensuite dans les poèmes. Le biographique n’a pas de privilège spécial en lui-même, car tout est biographique. Mais à des distances variables. Le « je » est intermittent et ses apparitions espacées effectuent un geste particulier. Tout se passe, en cette occasion, comme si le narrateur/énonciateur se retournait sur son propre geste, carnet en mains. Le « je » se trouve être au centre d’une matérialisation figurale dans laquelle les gestes des poèmes trouvent soudain un autre espace en un autre geste. La conscience est comme une matière dans laquelle s’enfoncent les souvenirs et les sensations. Et la phrase recueille la pression des objets et des événements sur la surface de la conscience.

Le carnet comme objet matériel est un des objets significatifs du livre. Il est très présent, il apparaît lorsqu’on se retourne sur lui. Il est par définition objet matériel hors du livre avant d’y entrer, avec une surface, un espace, des angles, une matière de papier. Le « papier d’Arménie », cher à Emmanuel Laugier, affirme sa présence très clairement. Le carnet comme objet du poème est, me semble-t-il, une conséquence de la radicalisation typographique de la disposition diariste. À la différence de Benoît Casas qui, dans L’Ordre du jour, dispose un saut de page après chaque mois, Emmanuel Laugier fait voir une file indienne de poèmes, dont par voie de conséquence l’année semble la seule unité de mesure. Ajoutons que l’emploi du terme « radicalisation » se fait ici au sens neutre, technique pourrait-on dire. L’archive virtuelle d’un carnet réel qui est sous le livre imprimé, avant lui aussi, laisse donc une trace qui ressemble et diffère à la fois : l’objet « carnet » surgissant est comme la trace de cette trace. L’archive virtuelle est potentialisée autrement dans le livre imprimé dans la mesure où elle repasse par le cerveau imaginatif. Mais elle indique aussi cette trace, sa trace d’archive, sa cote pourrait -t-on presque dire. Ce n’est pas seulement une phraséologie de l’archive{}que donne le poème mais une typographie de l’objet qui actualise l’archive.

Il faut enfin revenir au titre du livre, à ce Chant tacite. Une profondeur de champ est attachée à l’expression qui en forme la matière d’expression. Commençons par des boucles qui nous rapprocherons du cœur du problème de ce titre en son énigme. Le chant « tacite », le chant qui est donc non-dit dans le dire, ou tu, est lié à une double entrée paradoxale. D’un côté c’est un « livre des amis », cités, nommés, situés, et donc rien n’est tu, mais plutôt enserré dans une probité des lectures, et d’un autre côté il y a bien ce « tu », ce silence particulier du « tacite » qui entoure les objets désignés, livres ou choses ou événements. Le livre invente un dispositif d’ensemble, phrastique, mémoriel et diariste qui peut intégrer les empreintes poétiques des lectures. La vie des jours est aussi une vie des lectures. Le mot tacite veut dire, depuis le latin taceo, « je me tais ». Ajoutons que le jeu des étymologies veut que legrecptessodise « je me blottis » et que l’arménien t’ak cim veuille dire « je me cache », selon Saussure [2]. La question reste entière, à savoir la nature de « ce qui est caché », ou « tu ». Une double occurrence peut peut-être nous aider à saisir ce qui est en jeu. À la triple occurrence, sauf erreur de ma part, du mot « tacite », dans le livre, répond une autre triple occurrence, celle du mot « schibboleth ». Or, le sens d’origine de schibboleth est celui d’un terme qu’on ne sait pas prononcer correctement sauf à appartenir à un groupe. Mais dans ce cas de l’occurrence biblique, l’appartenance à un groupe est préalable et vise à reconnaître ennemis et amis. Ici, l’appartenance commune visée par le terme n’est aucunement préalable, mais, au contraire consécutive à la lecture. La réalisation de la pensée du poème, son « domino mental », est le véritable schibboleth du livre, c’est-à-dire l’effectuation tacite de la pensée dans l’espace mental du lecteur. Il est intéressant de noter, de ce point de vue, que Michel Deguy, expliquant ses Poèmes en pensée et son passage à la prose pour ce faire, le fasse en parlant des « séquences relativement isolables » des poèmes en question et en les rattachant à « quelque chose de tu, qui ne s’arrache guère au tacite » [3]. Si Emmanuel Laugier, à la différence de Michel Deguy dans son livre, forme bien le geste poétique en poèmes, et non en prose, il n’en reste pas moins que l’indication d’un lien entre la pensée et le tacite apparaît comme une donnée décisive : la pensée emporte avec elle toujours le tacite qui permet de penser à la chose pour pouvoir penser quelque chose. La forme propre de Chant tacite tient peut-être à cela, que la destination finale de la chute du domino mental de la pensée soit celle qui réside dans la pensée du lecteur lui-même. Cela ne peut se dire depuis la place du poème, c’est donc cela la condition du tacite, et cela n’a de lieu que dans l’hypothèse d’un domino qui commence sa chute dans le poème et l’achève dans l’esprit du lecteur. La pensée est alors l’arc de cette chute, c’est donc cela l’utopie du schibboleth.

* https://charlotteabrahamart.wordpress.com/2018/01/22/chris-burden/urban-light-los-angeles-county-museum-of-art-lacma/.

9 décembre 2020
T T+

[1Wilhelm von Humboldt, Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage, traduction Denis Thouard, Points/Seuil, 2000, p. 89. Humboldt, parlant ici de l’essence de la langue, disait que c’était couler cette matière phénoménale du monde « dans la pensée ».

[2Alfred Ernout et Antoine Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine - Histoire des mots, retirage de la 4e édition avec ajouts et corrections de Jacques André, Klincksieck, 2001, p. 673.

[3Michel Deguy, Poèmes en pensée, Le bleu du ciel, 2002, p.6.