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Jurko Prochasko est un intellectuel ukrainien, psychanalyste et traducteur de l’allemand (aussi bien des œuvres de Freud ou Kafka que d’auteurs contemporains tels Katja Petrowskaja ou Ingo Schulze). Engagé dans la révolution orange, profondément européen, il fait partie des voix ukrainiennes actuellement les plus sollicitées en Autriche et en Allemagne. Ce texte - première partie d’une série de trois – a été écrit à Lviv le 20 mai 2022.


Cette guerre a pour moi deux débuts. L’un immédiat, quand avec ma famille - c’est-à-dire ma femme et nos deux fils - nous avons été réveillés en sursaut à l’aube du 24 février par les hurlements des sirènes de l’alerte aérienne, à Lviv, que nous avons attrapé nos « sacs à dos d’urgence » préparés à l’avance pour aller en hâte à la cave (déjà organisée en conséquence) de notre immeuble. Il était 4 heures 50 du matin. Depuis je me réveille toujours à peu près à cette heure-là, je n’y peux rien – et je ne fais rien pour. Si on est passés entre temps à l’heure d’été, mon temps ne se mesure pas au calendrier mais à l’astronomie et cette heure est restée gravée en moi. Ainsi le début de la guerre a-t-il déjà laissé une trace intérieure, et qui n’est pas la seule. Si je pouvais en rester là… Le deuxième début, c’est ce qu’on appelle généralement « les débuts », des « débuts » qui remontent loin en arrière, se perdent dans le temps mais qui sont restés en suspens de façon latente, de façon diffuse, depuis 2014 au plus tard. Sans parler de l’automne 2021 où la Russie préparait son dispositif contre nous. Ce furent des mois se caractérisés par une inquiétude, une angoisse difficile à supporter. Mais nous avons eu assez de temps pour préparer un « sac à dos d’urgence », pour organiser la cave, faire des copies de papiers importants, résoudre des questions urgentes.

Cette vie nouvelle en temps de guerre est un étrange amalgame de nouveauté radicale et de routine ordinaire, de ruptures et de continuités. Notre famille s’est divisée, séparée : ma femme et notre plus jeune fils sont partis à Vienne trois semaines après le début de la guerre tandis que notre fils aîné et moi restions dans notre appartement. C’est la césure la plus forte et la plus douloureuse, une césure provisoire, j’espère, j’espère aussi qu’elle n’aura pas de conséquences irréparables. Et puis les réfugiés, bien sûr, qui venaient à l’époque de la région de Kyiv et des environs, suscitant la compassion générale, et que nous avons hébergés. À certains moments, il y a eu jusqu’à dix personnes supplémentaires habitant chez nous, dont des petits enfants et des personnes âgées, avec nous quatre cela faisait quatorze en tout. Maintenant il n’y a plus que mon fils et moi ainsi que quatre autres personnes : une famille de Kyiv, le père, la mère et leurs deux fils. Nous nous sommes bien organisés. On les héberge gratuitement et en échange ils font la cuisine pour tous (pour être honnête, c’est surtout le mari car la femme est professeure de droit à l’université de Kyiv et donne de nombreux cours, via zoom, « à distance » comme on dit chez nous).
Moi aussi je donne mes cours à l’université de Lviv par la voie numérique - l’enseignement universitaire n’a connu qu’une brève interruption, jusqu’au 14 mars, puis il a fallu rattraper le temps perdu. Impossible de faire autrement : les bâtiments publics sont menacés par des attaques de missiles balistiques ou de croisière, des centaines d’écoles et d’hôpitaux ont été entièrement détruits et ce serait faire preuve d’une légèreté inadmissible que d’exposer les écolières et écoliers, les étudiants et étudiantes à de tels dangers. D’où le fait que tous les enseignements, de l’école primaire à l’université, se passent en distanciel. Et puis il y a beaucoup d’étudiantes, d’enseignants et enseignantes et des millions d’élèves dispersés à travers toute l’Europe, ils ne sont pas là physiquement, on ne peut être en contact que par la voie numérique. Tout fonctionne grâce aux technologies expérimentées pendant la période du Covid, aux leçons qu’on en a tirées (cette période n’est pas terminée mais chez nous en Ukraine complètement oubliée. Quelquefois je dis pour plaisanter que l’Ukraine est le seul pays au monde où le Covid ait été vaincu… par la guerre).

Ruptures et continuités, c’est aussi le cas pour l’analyse, que je pratique toujours - mais dans quelles conditions ? L’un de mes analysants s’est enrôlé dans l’armée, il combat désormais et après quelques semaines pendant lesquelles il officiait comme cuisinier, il est maintenant presque en première ligne. Nous communiquons uniquement par Messenger, même les conversations téléphoniques sont interdites parce qu’elles peuvent être interceptées par l’ennemi. L’endroit où il se trouve constitue aussi un secret. Beaucoup de mes patientes et patients, analysants et analysantes ont émigré et vivent désormais dispersés entre Budapest et Stockholm, entre Alicante et Cracovie. Avec eux je continue par Skype. Certains toutefois sont revenus à Lviv. D’autres restent à l’étranger, d’autres encore ne sont jamais partis. C’est très variable. Il n’est évidemment pas nécessaire de préciser à quel point le contenu a changé : personne, vraiment personne n’est épargné par la guerre : pères, frères, maris et amis font la guerre et vivent sous la menace permanente de la mort, de blessures ; pour d’autres, les parents ou les grands-parents sont restés dans des villes où on ne se bat pas mais qui sont lourdement bombardées (comme Kharkiv ou Mykolaïv) voire occupées (Kherson) et après Marioupol et Boutcha, on sait ce que cela signifie.

10 juin 2022
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