Jean-Marie Barnaud | La Cavalcade

Je trouve un abri dans la poésie.
Elle est réellement le cheval

qui court au-dessus des montagnes.


Robert Desnos, Lettre à Youki du 7/01/45

Celui qui tient entre ses mains Chant tacite, ce beau livre de poèmes, est d’abord étonné par le caractère paradoxal de ce titre : il lit bien qu’il est ici question d’un « chant », ce terme qui désigne la poésie, depuis quasiment son origine, et c’est donc dans cette trace que s’inscrit le texte ; mais « tacite » est surprenant, s’il est vrai que ce qui est ici chanté est cependant « tu » ; soit, renvoyé à son silence, un silence qui lui est propre, et dont seul, comme me le suggère par ailleurs spontanément la langue, un accord « tacite » entre le livre et son lecteur peut garantir la validité.

La surprise de cette provocation redouble à voir que la forme et même la matière de ce « livre » sont celles d’un « carnet » tenu jour après jour toute une année et donc rempli des péripéties d’une vie. Mais non pas « tenues » comme on le dit des notes prises à la volée au long des heures et des voyages, mais véritablement « tenues », c’est-à-dire « écrites » comme autant de poèmes quotidiens. En fait, ce n’est pas tant l’évocation de ces journées qui est l’enjeu de ces poèmes ni le témoignage des lieux et des êtres rencontrés, c’est le poème lui-même, et le drame, la dramaturgie qui se jouent dans l’écriture qui importent. Comme aussi bien la manière de se tenir devant le monde, la façon de le regarder, de le voir : mais non pas « voir » comme l’entend la raison qui met de l’ordre et classe les phénomènes, car c’est seulement « à l’endroit où voir se refuse (que) s’ouvre un chant tacite ».

Le carnet est une aventure et donc un risque. En premier lieu parce qu’il impose un rythme spécifique à une écriture qui recommence chaque jour à partir de rien. Les mots « doivent reprendre/ là-même où recommence le jour ». Ils sont en quête de la singularité des êtres qu’ils saisissent, ils travaillent à « désencombrer l’espace ».

Il y aura, au fil des jours et des rencontres, bien des reprises, comme autant de variations musicales à partir de certains motifs.

L’un de ces motifs, dont la redondance est manifeste depuis le début jusqu’à la fin des voyages, est celui des chevaux. Il suffit parfois de laisser « le domino mental de la pensée » aller, dans la liberté de la rêverie, pour que surgisse l’image enfantine d’un « cheval miniature » qui devient exemplaire, dans sa course imaginée, d’un destin qui questionne ce qu’il en est authentiquement d’un rapport poétique au réel : « je voudrais aller/ pareillement / continuer la recherche ».

Mais le motif équestre apparaît surtout dès les premières pages sous la forme d’un groupe hiératique de chevaux immobiles saisis dans les phares d’une voiture, et qui se substituent à la conscience du voyageur puisque ces chevaux-là « rêvent/ pour nous/ de lentes et profondes/ chevauchées/ anciennes d’oc ». L’évocation de ce groupe reviendra également sous différents modes.

Mandelstam tient aussi une place essentielle dans ce thème équestre. Laugier consacre à ce poète, qu’il lit assidument depuis longtemps, une série de pages du carnet, en mars, ainsi qu’un texte, le 21 mai, que son vocabulaire et son questionnement renvoient implicitement au dernier chapitre du Voyage en Arménie. On sait que Mandelstam y évoque son ascension du mont Alaguez, qu’il fait à cheval. Or la première page de ce chapitre est consacrée à une méditation généreuse et enthousiaste sur le gérondif latin comme le mode du « devant être », porteur d’une valeur « devant être louée ». Et cette injonction dynamique correspond exactement, non seulement à l’état dans lequel Mandelstam accomplit son voyage, mais encore à son expérience de la création poétique tournée vers le devenir, vers la joie d’un accomplissement. De là cette célébration du gérondif : « Tel est mon vouloir. Telle est ma joie. Il y a là comme un honneur équestre (...) honneur de cavalier. Telle est précisément la joie que je trouve augerondivuslatin. Ce verbe à cheval. »

  • © Nicolas De Staël - "La route d’Uzes ", 1954 - Huile sur Toile - 60 x 81 cm, collection particulière

Dans Chant tacite, le poème du 21 mai médite sur le travail poétique, sur sa dynamique qui consiste en particulier à chercher « le mot approprié ». Ainsi se constitue peu à peu un corpus de tentatives ou d’essais que Laugier nomme le « mille–feuille », ou encore le « gérondif » qui conduisent le poème à la fin de sa recherche : « à midi nous atteindrons le col/ où cela tourne d’un verbe à cheval ». 

« Le verbe à cheval » de Mandelstam que Laugier reprend à son compte, comme il a repris la référence au gérondif, nous parle du rythme et d’unallantque la tenue d’un carnet favorise : passer ainsi d’un jour sur l’autre, se remettre en selle chaque matin pour voir de l’autre côté du col quelles villes, quelles plaines et quel fleuve dessinent le monde, et quel monde, c’est faire route, comme le disait un autre voyageur équestre de son rapport à l’écriture, c’est aller « à sauts et à gambades », en délestant la parole poétique du poids des règles et des normes, en l’autorisant à inventer le chemin au rythme de la « sobriété rase » de la marche. De là cette écriture déroutante et libre du carnet, sauvage et joyeuse.

C’est l’affirmation réitérée de cette joie qui me paraît la marque de ces poèmes du Chant tacite ; c’est elle qui les anime de son énergie alerte

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Cependant l’Histoire est aussi convoquée dans ces pages, et avec elle le souvenir des heures les plus impensables que le monde ait connues : ainsi de nombreux poèmes évoquent la Shoah, comme dans cette énumération : « le mot convoi/ les verbes/ déporter/ convoyer / ceux qui viendront / qui ne cessent de venir/ ici où je cherche la liste ».

Mais est-il possible d’écrire innocemment ces mots qui dénoncent le désastre ? S’il est vrai que « la suffocation de la liste des noms/ me revient/ ne cesse pas », par un effet retour, ces noms « ricochent » et impliquent malgré lui le poète et son lecteur dans l’effroi qu’ils suscitent. Il n’y a pas{}d’écriture innocente.

Où donc alors la joie ? D’autant que la vie personnelle du poète connaît elle aussi des drames au cours de ces mois, et le carnet, avec pudeur, les mentionne : il y a le deuil du père, et aussi la disparition de l’ami Jacques Dupin.

Oui, et comment, alors, la joie....

C’est que l’approche poétique du réel suppose une conversion de l’attention et du regard, qui acceptent aussi de se laisser prendre, malgré les malheurs, ou peut-être dans une évidence qui les englobe, par une autre qualité de présence, celle de « l’étranger » : « ainsi faut-il apprendre à voir/ ce qui n’est pas fait pour être vu/ ce qui ne nous regarde pas/ regarde l’étranger faire éclater l’évidence ». « L’étranger », je l’entends comme le signe de ce qui n’est pas réduit à ce qu’en pourrait dire la prose des jours, de ce « qu’aucune heure ne mesure ».

Nombreuses sont les manifestations de ces présences dans Chant tacite, en particulier celles des couleurs ; elles sont véritablement des modes d’apparition qui captivent le regard, le tournent vers elles, sans autre forme de procès. Ce sont des présences que rend sensible l’énigme de leur « foisonnement » : laquelle vient à nous comme un don, une « largesse ». A ce foisonnement voudrait répondre le « bruissement » du poème. La soudaine étrangeté de telles rencontres – et c’était aussi le cas pour les chevaux de nuit - pose la question de savoir comment les saisir sans les soumettre à je ne sais quels jugement ou juridiction. Ce qui est sans doute la fonction du poème.

On sent bien cette difficulté de l’entreprise dans cette façon qu’a Laugier de désigner par des pronoms neutres, « ça », « cela », qui reviennent si fréquemment dans son texte. Cette lente propédeutique est tout l’enjeu de l’écriture : « ainsi faut-il apprendre à voir ce qui n’est pas fait pour être vu ».

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Il faut dire à quel point le corps est présent dans ce livre, et comme il réagit aux émotions que suscitent les rencontres multiples qu’offre ce long périple d’une année. Un mot revient plusieurs fois pour témoigner de ces moments si forts qu’ils interrompent le cours des heures et bouleversent la conscience de soi : c’est le mot « suffocation ». Il exprime aussi bien la surprise effarée devant la « liste » des noms des victimes des camps, que tel mouvement de joie, lequel, du reste se répète tout au long du livre.

La joie, et le rayonnement spécifique dont elle anime bien des poèmes, et que Laugier nomme sa « phosphorescence », un détail, comme les « bras dénudés de femmes/ découverts / sous un porche » peut les provoquer aussi bien que la scène hiératique des « chevaux de nuit/ brillant dans la lumière des phares ». Et telle est sans doute la victoire de la joie, celle du poème, sur les malheurs du temps : « une photographie/ écrite / de la joie/ éloigne les hécatombes ».

C’est aussi sans doute la victoire du carnet, la chance qu’il « ouvre » en s’achevant, désignant à son poète comme à son lecteur le « dehors » qui les attend et où pourra s’inventer et s’épanouir quelque chose comme unevie élargie, pour reprendre l’image par laquelle Laugier évoque la joie de Mandelstam en Arménie : « ainsi le jour donné d’Arménie / est jour gagné ». 

Toutefois, il n’est pas absolument nécessaire qu’un spectacle singulier impose sa présence pour que la joie soit comme la destination secrète du voyage. Souvent, elle est comme une donnée immédiate de la conscience de vivre. Elle vient alors spontanément du plus secret de l’être. Et c’est alors la « suffocation du sentiment de l’existence » .

10 novembre 2020
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