(14) Notes télégraphiques prises dans une dizaine d’hôpitaux

Hôpital Rouge. Suis reçu au cours d’une réunion de cadres ; ma résidence d’écriture a été inscrite à l’ordre du jour. Je bénéficierai de quinze minutes pour la présenter. J’arrive au milieu de la réunion. La discussion porte sur les « binômes douleur ». Comment évaluer la douleur pendant la nuit ? « On ne va pas réveiller les patients pour savoir s’ils ont mal » précise un homme. Il faut éviter les fausses routes. Des sources d’aspiration murales ont été placées en cas d’urgence. « On travaille avec le mannequin de saint François d’Assise. »

Hôpital Vert. Je présente mon projet à trois hôpitaux d’un coup (trois hôpitaux qui forment un même groupe hospitalier). J’ai l’impression d’un jeu de Lego. D’avoir gagné trois vies en une seule réunion. Une femme évoque la « drépanocytose » : la maladie de la douleur. Les patients de ce service ont des douleurs intenses, un peu comme des fractures osseuses. Ils sont les plus gros consommateurs de morphine. C’est une maladie qui ne se voit pas. Les crises peuvent apparaître avec les changements climatiques, ou lorsque les patients ont des émotions fortes. C’est une maladie du sang, qui bouche les vaisseaux. La première maladie héréditaire dans le monde. Une maladie qui touche essentiellement des hommes et des femmes d’origine africaine. Une allemande blonde a aussi été recensée. Seule une greffe de la moelle osseuse peut soigner cette maladie. En France une seule opération de ce type a été tentée. Les patients sont souvent stigmatisés. C’est une « maladie maudite ». On ne les croit pas. On ne voit pas leur douleur. Les globules rouges éclatent.

Hôpital Mauve. Mon jeu de Lego se met de nouveau en place. Quatre hôpitaux d’un coup ; je jubile. Un parc et deux salles magnifiques. Des carrosses y sont entrés. Un homme anime un atelier d’écriture depuis des années autour des trois mêmes mots. Une femme me glisse : « Vous connaissez Denis Belloc ? » Je viens de terminer un article sur cet écrivain qui m’a marqué lorsque j’avais vingt ans. Un article qui paraîtra fin avril dans le Magazine littéraire. Denis Belloc est mort le 31 décembre dernier. Dans les dernières semaines de sa vie, dans un hôpital adjacent, une femme aux cheveux blonds a organisé des lectures de ses livres. Denis Belloc n’avait pas publié depuis presque quinze ans. Grâce à cette femme, il a de nouveau été traité comme un écrivain. On me conduit dans l’hôpital adjacent, à la recherche de cette femme. Je suis ému. Elle aussi. Je l’informe que le 18 avril prochain, une rencontre est organisée autour de Belloc à la librairie Les Mots à la Bouche.

Hôpital Rose. Un service de gérontologie. Suis saisi par la beauté du parc. L’équipe est incroyablement dynamique. Un homme me glisse : « C’est terrible ; nous avons un problème de budget. Parfois, on nous demande de coucher les patients pour la nuit à 14 heures, parce que nous n’avons pas assez de personnel. » Une femme lève la main : son fils aimerait écrire. Elle voudrait lui parler de moi. Il commence des études de stylisme. Dans le hall, il se passe cette scène étrange. J’ai un déjeuner professionnel. Je ne peux pas rester. Et pourtant quelque chose me retient. Dans cet hôpital, je me sens chez moi. Dans ma famille. Je suis pris d’une bouffée d’affection pour ces hommes et ces femmes que je ne connaissais pas une heure plus tôt. Jeux de regards. Nos mains restent plus longtemps dans les paumes de l’autre. Je promets de revenir.

Hôpital Noir. Les patients ont des handicaps importants. Je suis dans la voiture avec une femme qui introduit l’art contemporain dans quatre hôpitaux. La responsable de la médiathèque est une passionnée. Elle a de la bouteille. On le sent à sa façon de se tenir. Mon projet est-il éthique ? Elle pose la question. On est assis sur des sièges d’enfants. Une affiche annonce la venue prochaine de Philippe Lejeune. Quel niveau de sécurité mettre en place si des œuvres contemporaines sont accrochées ? Le mur qui enserre l’hôpital appartient-il à la ville ? A-t-on le droit de projeter une vidéo ? Où accrocher le projecteur ? Sur un arbre ? Sur un toit ? Peut-on utiliser la chapelle comme lieu d’exposition ? Faut-il la conserver comme un lieu de culte où l’art ne doit rien parasiter. L’art peut-il parasiter ? « Ce qui est volé dans les hôpitaux, ce sont les portables, les ordinateurs, l’argent. Pas les œuvres d’art. »

Hôpital Blanc. Des ateliers sensoriels, qui fonctionnent à partir d’odeurs. J’ai mal dormi. L’hôpital est relativement loin de Paris. Dans la voiture, j’ai le sentiment que je me sens barbouillé. Je suis la conversation en pilotage automatique. La fièvre monte. Les nausées. Deux sœurs, hospitalisées dans cet hôpital, ont travaillé pour Coco Chanel. De nouveau, je suis fasciné. Mais la fièvre et les nausées font des va-et-vient. Je demande des médicaments. J’en profite ; je suis à l’hôpital. Une femme se lève d’un coup. Elle vient de comprendre que je suis contagieux. Je viens de comprendre que je suis malade. J’annule mon déjeuner, mes rendez-vous. Je rentre chez moi. Dors presque 15 heures d’affilée.

Hôpital Violet. Je rencontre des patients d’un service psychiatrique. Ils voulaient me voir en chair en en os avant de participer au projet. Les questions fusent. « Pourquoi ce projet ? » Une femme, les yeux brillants, me dit : « C’est pour faire sortir des choses. C’est important. » Des viennoiseries au milieu de la table. Leurs regards me percutent.

Hôpital Orange. Deux hôpitaux d’un coup. A quelques kilomètres de distance. L’enthousiasme communicatif. Un homme pénètre dans la salle (nous sommes une dizaine) ; il n’a pas été prévenu de la tenue de cette réunion. Il me tance comme un enfant.

L’hôpital me fascine.

Un impair. Je reçois ce message énigmatique : « Votre intrusion au sein de l’hôpital Bleu. »

9 avril 2014
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