24 - Roger Laporte | Moriendo



J’ai voulu inventer un genre nouveau : je l’ai appelé biographie avec ou sans guillemets suspensifs. La biographie est à inventer en littérature. Par la biographie j’ai voulu créer bien plus qu’un genre, opérer une silencieuse mais radicale révolution qui conduirait et l’auteur et le lecteur au-delà de la littérature.

Roger Laporte


Pendant que nous mourons, le malheur nous éclaire. Il nous arrive d’entrevoir un ange dans nos rêves, comme un reste de foudre, ou de bave, derrière nos yeux révulsés. Moriendo de Roger Laporte se présente dans cette lumière défectueuse, la seule qui mérite encore d’être aimée, une lumière d’angle, aussi triste que le mot paix, son ombre, tombant par terre avec les déjections du corps, à travers les orifices naturels de la viande .

Bien sûr que nous sommes les enfants de l’amour, même quand le jour se détache et pue dans les coins. Bien sûr qu’il n’est pas possible d’être le premier homme à marcher sur la mort. Bien sûr... L’écriture est l’épreuve par laquelle se mesure la résistance des chairs. Vraiment ? Voici le livre qui nous met à genoux.

Les portes de la mort ont été franchies, le tombeau est vide, mais la délivrance a été éphémère et la fête irréelle puisqu’en même temps - en même temps ! - quelqu’un est en agonie jusqu’à la fin des âges. J’ai fait le serment d’aller toujours du côté de cette « chose » misérable, absolument désarmée, qui éveille en moi une secrète compassion ; je voudrais l’aider à passer sur l’autre rive, à franchir un écart infime, l’abîme de l’espace et du temps, mais peut-être m’est-il demandé seulement de ne pas laisser seul, de ne pas laisser mourir seul celui qui supporte depuis la nuit des temps les affres de la mort.

Lorsque autrui nous fait face, nous savons le poids de son secret, non parce qu’il se dissimule, mais parce qu’il nous montre l’autre rive sur laquelle il se tient seul, immobile, fondu en un seul bloc de matière, attendant que s’interrompe enfin son supplice. Elle s’éloigne, mais ne se détourne pas, la ligne infinie du contour du visage, tracée d’un seul élan, la ligne continue d’une phrase, « une seule et longue phrase sans césure à jamais inintelligible » (Perse - Exil, III). L’écart est notre seul rapport à la mort. L’écriture, notre seule chance de partager l’épreuve.

En écrivant, rien qu’en écrivant, puis-je mourir de ma mort d’homme ?

Tout s’épuise, sauf la solitude. Ecrire ne sera pas forcer le passage, mais répondre à l’injonction muette de ce secret. Mettre toutes ses forces à vouloir rejoindre, et soulager, la « solitude sans nom ». Puisqu’il nous est interdit d’étreindre le corps martyre, peut-être sera-t-il possible de toucher sa gangue de crasse et de terre, sa coque de douleur, de prendre dans la main la pierre et le crochet qui ont causé ses plaies ? Toucher du bout des doigts, non pour infléchir le supplice - qui le pourrait ? - mais pour emmener l’écriture « au-delà de la littérature ».

Au plus proche de la mort, la peur s’éloigne, comme le sentiment de voir quelque chose occuper désormais cet espace vacant. Pas même un sanglot. Après la réponse, la non-réponse, elle aussi, se perd dans une secousse. Mais cette abdication de tout ne s’identifie ni au néant, ni au passage vers une autre existence. Elle définit, au contraire, une zone de résistance, une possibilité de parler, en tant que mourant, face à la défaite, au mystère, eux aussi défaillants, comme soi, désarmés. La tendresse de parler se déploie alors, par-dessus la séparation qui sanctionne les êtres, entre ceux qui éprouvent leur mortalité comme un lien.

Car la mort se présente chez Roger Laporte en tant que promesse. Demeure ouverte, et non plus seulement écart, corps souffrant offert au regard, promis à une compassion sans cause, présence qui ramène le texte au silence, ce même silence de plomb dont on honore les cadavres, et qui restitue l’acte d’écrire au pouvoir de mourir.

Ce pouvoir, le langage est seul à le posséder, et non pas la littérature, réduite à craindre, ou à désirer, ce qui tue les hommes. La peur, comme le désir de mort, ne se peuvent sans mensonge, et tous les livres tiennent dans cette phrase de Valdemar : « -Je suis mort ! » (E. Poe). Mais les livres ne sont que des jouets en fer blanc sur la table d’agonie. Le chant n’atteint pas l’instant de la mort. Il l’enveloppe d’une caresse distante à vomir. Le rossignol est obscène alentour des charniers.

Écrire, désormais, pour faire basculer toute la vie dans le langage parti à la rencontre de la mort, est-ce encore mentir ? Est-ce dire la vérité que de parler, à travers soi qu’on quitte par pitié, à cet autre tragique, à cette « chose défigurée » dont la rencontre signera simultanément un désastre biographique et la réussite d’une biographie ? Abandonner la littérature, et dire encore, par fidélité envers celui qui est abandonné de tous.

J’ai beaucoup accepté ; je suis resté fidèle, en dépit de tout, à une exigence qui jamais ne décline ; je ne cesserai pas d’écrire, et c’est pourquoi mon souci du langage le plus juste demeure intact [...]. Dire la vérité : nul impératif n’est plus sévère [...]. Croire qu’il est nécessaire de dire la vérité, qu’il est possible d’y parvenir [...].

Moriendo libère la parole du désespoir biographique, celui de Sarah Kane lorsqu’elle s’écrie : « Après 4 h 48 je ne parlerai plus. Je suis arrivée à la fin de cette effrayante de cette répugnante histoire » (S. Kane - 4.48 Psychose), et fait tenir le langage sur ses pointes, en équilibre entre inéluctable et impossible. La biographie, telle que la veut Roger Laporte, est « une fable destinée à combler la brisure », elle s’offre en otage - « je dois souffrir à la place d’un autre » - et fait naître sur les lèvres de l’humanité, ces mots de la mort qui manquèrent au Christ :

J’ai un seul désir : me rapprocher toujours davantage de la chose qui suscite et l’attrait et l’effroi [...] avancer à la condition d’aller toujours du côté de la plus grande souffrance.

La perte est condition de la parole, lorsqu’elle partage son agonie jusqu’au bout avec l’homme. Le poème est un corps qui s’enfonce dans la misère, et ne reparaîtra jamais plus. Pour cette « Thanatographie », oublieuse du salut, ressusciter serait aveu de trahison. La compassion n’exclut pas le courage.

[...] je traverserai sans fin les portes de l’effroi, je m’approcherai indéfiniment d’une région inférieure, d’une crypte, qui n’a jamais connu la lumière, où quelqu’un souffre, mais qui ? Un homme - quel homme ? - tombé en-dessous de l’humanité, dépossédé même de cette dépossession, étranger à lui-même, n’est plus qu’une pauvre chose en proie depuis la nuit des temps à un malheur si terrible que je m’en serais détourné avec horreur si elle n’éveillait en moi - tel est le mystère - je ne sais quelle compassion.

Ce n’est cependant pas la douleur qui sert de viatique à celui qui écrit l’expérience « qui réduit au silence », après avoir fait « le sacrifice du bonheur ». La souffrance, parce qu’elle dit l’impossibilité de reculer, qu’elle impose « la situation privilégiée où le mal toujours futur, devient présent » (Lévinas - Totalité et Infini), dessine la ligne de pente, dilate infiniment la perception de la durée, fait retentir tout au fond de celui qu’elle détruit, la note aigue de l’effort de naître. Connaître la douleur est une petite sagesse... dont il faut pourtant s’encombrer, pour pénétrer le langage.

[...] cette spirale descendante dont toujours l’axe se rompt, spirale probablement sans fin qui néanmoins m’avait fait pénétrer dans une région encore plus basse où mourir était enfin devenu possible.

Écrire est une réponse d’une tristesse infinie. En répondant à l’exigence d’un départ avorté, Roger Laporte abandonne la littérature comme une peau morte sous lui. Et pourtant, il faut écrire, non pour rendre plus belle la formulation de l’amour, ou plus vraie cette traîne de boyaux le long de la glissière. S’il est possible d’avancer, c’est en suivant le chemin le plus court, comme Lancelot, le plus court et le plus dangereux, la ligne de combat qui fuit du côté de cette plus sale lumière, au loin, qui nous regarde mourir. A quoi préférons-nous la vie ? La dernière séquence du livre nous tire par la manche.

[...] j’ai été effleuré de loin en loin par une merveille discrète, improbable, mais qui allège momentanément toute souffrance [...]. La séquence finale demeurera non écrite. [...] Mais quelle est donc cette douceur, cette terrible douceur ?


Roger Laporte, Moriendo, P.O.L 1995

Gravure Axel Cassel
Photo Lit blanc Lynne Cohen
Tableau Cy Twombly, The Four Seasons : Summer 1994.

1er septembre 2005
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