25 - Rue Sylvain-Schiltz

Son nom, pourrais-tu citer ce nom de mémoire ?

Devant les infos, chacun s’est dit, celui-là, c’est sûr, je vais m’en souvenir, il a gelé dans sa voiture, juste entre la forêt et les maisons, où on servait la soupe. C’est pas possible, ça.

Mais son nom, tu saurais le citer, maintenant, de mémoire ?

Une fois, il m’est arrivé de me faire prendre par le gel. Glissade sur une plaque, dans une station de lavage automatique, un soir, en plein hiver. Quintuple fracture du bassin. Quand on a le bassin en morceaux et qu’on essaie de bouger, étendu à plat les yeux vissés aux néons, de basculer sur le ventre pour ramper vers la voiture où est le téléphone portable, sais-tu ce qu’on entend ? sa propre voix, qui hurle et qui jure et qui combat la douleur et la peur de mourir, va te faire foutre, putain de merde, de merde, de merde ! dans un bruit mouillé de noix qu’on écrase. La peur de mourir, car il se met à pleuvoir, une fine pluie qui blanchit en touchant le sol et change les habits en pierre. Les dix ongles restent accrochés au bitume. J’atteins la voiture, mais je ne peux ouvrir la portière. Je vois, se reflétant par terre, les taches jaunes des immeubles tout autour. Aux fenêtres, il y a des ombres, les têtes aveugles et sourdes de ceux devant leur table.

Plus la force de crier à l’aide, ni d’insulter la nuit, juste le réflexe des dents qui claquent. Après la voix, la peur se fige, puis la douleur, puis la pensée. Les membres, le dos, le ventre, sont arrachés, ils gisent à côté, sur un miroir de sang gelé. Ils sont remplacés par ceux de cet autre qu’on appelle le mort. Mais le cœur bat encore.

Plus tard, quelqu’un vient, et me voit. Pas comme pour lui, Sylvain Schiltz, dont le corps entier, jusqu’au fond, s’est fait aussi dur que la tôle.

Alors invoquer, ici, ce prénom : Sylvain et ce nom : Schiltz, pour signifier la dette. Pour faire converger les lignes qui lui ont été consacrées ailleurs, dans les faits divers, sur les écrans d’ordinateur, à la tv, sur la tombe, pour les saisir, et les tresser, puis les lancer devant soi, pour les prononcer, - je t’appelle Sylvain Schiltz ! - face à la nuit du 23 novembre dernier, et faire venir dans cet appel toutes les autres voix, et faire monter dans la nuit blanche et noire une seule plainte, modulée comme un long ruban qui partirait de milliers de bouches et se perdrait, très loin, dans l’inconnu.

Ce serait la corde, pour extraire Sylvain Schiltz de la case où le froid l’a tué, et avant le froid, les gens.

Certains diront, on a tous vu ça, et alors ? Alors lire, ici, à plusieurs, l’un mort, les autres pas, comme s’il était possible d’aller et venir, de quitter chacun nos lieux pour monter dans l’entre-deux, nulle part vraiment, vers un banal coin de comptoir, ouvert comme la rue, où ceux si différents, l’un mort, les autres pas, pourraient causer simplement en lisant le même journal, celui du lendemain, du 24 novembre, dans lequel le nom du vivant devenu mort, Sylvain Schiltz, ne serait pas écrit. Rien que des mots sans importance pour combler l’écart, et célébrer la présence.

François Bon, pour demander qu’on donne le nom de Sylvain Schiltz à une rue, écrit l’ode Impasse de la Liberté, on continue le travail, avec Thierry Beinstingel sur son site Feuilles de route et Patrick Rebollar, en attendant que d’autres s’y mettent. La rue Sylvain-Schiltz se prolonge au sommet de cette page, par une fausse porte, comme il y avait en Égypte ancienne, un portique non de granit, mais de livres dressés, pour permettre le passage, dans les deux sens, entre le royaume des morts et chez nous, les vivants.

Sylvain Schiltz, repose, et voyage, en compagnie de ceux que nous aimons.

2 décembre 2005
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