30 - Le rêve grenat

(la souris touche la cerise)

Maintenant que j’ai terminé depuis des mois l’écriture de ce nouveau livre où j’ai mis toute l’horreur d’une enfance sans amour, je ne parviens toujours pas à reprendre pied dans la vie.

J’ai beau m’être délesté de mes viandes pourries, le mal quotidien a comblé le vide avec d’autres corps. Chaque jour dépose un cadavre dans ma chambre. Ils sont à nouveau si nombreux et, pour les plus anciens, dans un tel état de décomposition, que la lumière tourne et se met à puer.

Derrière mes yeux mi-clos, ma tête s’enfonce comme un plomb dans la nausée.

Pour conjurer la peur, j’ai nommé les morts étendus tout près, Erdel, Hecal, Elena. Je les touche de la main, du pied, et leurs visages identiques, vagues blessures verticales, lèvent des zones plus claires, et fraîches, presque des miroirs, contre moi.

Le sang, pompé avec violence à travers la fatigue, perle.
Les agonisants sont fardés par la douleur.

Une ombre se déplace. J’entends haleter. Se pourrait-il que l’une de ces figures ait encore la force de ramper ? J’appelle, le mouvement s’interrompt, puis reprend de l’autre côté de la pièce, déplaçant son éclair noir sous la surface des choses, comme un feu électrique à l’intérieur d’un mur.

Je regarde sans regarder et je finis par le voir ; c’est un chien maigre qui trace des cercles autour de mon lit. J’essaie de le suivre du regard, mais l’envie de vomir devient insupportable. Je respire profondément, de la vapeur couvre les lampes, l’obscurité se fait, la puanteur décroît. Je m’éveille. Le chien est allongé entre mes jambes. Il lèche mes organes génitaux. Alors je ne fais plus la différence entre le songe et la douleur. Je dors.

Je suis au jardin, dans l’herbe, le ciel est immense, sans étoiles. Quelque chose gratte. L’herbe pousse, d’une pâleur tendre et fluorescente, elle grimpe tout droit jusqu’à soulever le couvercle sombre, et qu’on soit à l’heure des cadeaux.

Assis, immobilisé par mes plâtres, des paquets tout autour : boîtes grenat, rondes, assez grandes, sortes de ballons ou de cartons à chapeau. Je ne peux pas les attraper, mais je sens que je pourrais m’allonger. Alors je pousse, comme pour aller à selle. Enfin les poignets apparaissent au bout des plâtres, puis les avant-bras. Mais tout ça est mou, et pend. Pareil pour le bas, où les pieds font des flaques de lait.

Il y a du vent maintenant, ou plutôt non, un craquement froid, avec l’impression d’être couvert d’aiguilles. Tous les trois à cinq ans, un nuage de hannetons remplit le jour de mon anniversaire.

Je crie, mais on a fermé les fenêtres de la maison. Alors je crie plus fort, la longue note suraiguë de stupeur, de rage et d’urine que je libère lorsque je me fais une fracture. Personne ne vient. Mais plus je crie, plus les cadeaux se ratatinent, se racornissent, se rapprochent les uns des autres, puis s’agrègent, comme les morceaux d’un même aimant.

Il arrive que mes os se cassent durant mon sommeil. Je maudis ces heures grenat, sous leurs mâchoires de chien.

 

Et quand tout sera bouffé, les dents, les os feront le fond d’écran.

11 octobre 2006
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