30 – Rêve de Ève, 64 ans

Il y a le puits. Il fait blanc, un peu sale, et j’ai froid. Le puits est en pierre, avec une margelle ronde, comme celui de chez ma grand-mère où l’on met refroidir le melon dans un panier àsalade. Mais je sais que ce n’est pas le melon qui est important, et ça m’énerve.

Je cherche ma fille, mon bébé. Elle ne sait pas marcher, enfin je ne crois pas, mais je crois qu’elle est tombée dans le puits. J’ai très peur de regarder, je hurle que ce n’est pas possible, mes pas sont cotonneux pourtant je m’approche et me penche au-dessus du puits en m’agrippant àla pierre, qui est glacée, humide, un peu gluante.

Ma fille est au fond, recroquevillée, la tête renversée dans un angle bizarre. Je la vois, de loin, l’écho de mon hurlement résonne. Je sais que je dois aller la chercher, descendre dans le puits, j’en suis incapable, jambes plombées, je hurle simplement en me tenant le ventre. Elle ne bouge pas, elle ne répond pas àmon hululement, seule ma voix n’est pas paralysée, j’aperçois des filets de sang qui coulent vers les bords, au fond du puits, il y a peu d’eau. Je dois, je dois descendre et aller la chercher…et puis un vide, et ça reprend…

Il y a le puits. Il fait blanc…et ma fille est ànouveau tombée dans le puits. Je hurle toujours autant, je sais que je dois descendre, je cherche une corde, il n’y a que la ficelle du panier àsalade, il y a le sang qui dégouline contre la paroi, je bats des bras, désespérée, et je vois une échelle. Je la tire contre le puits, la bascule, je rampe en m’aidant de mes coudes pour faire ça car mes jambes sont inertes. L’angoisse me prend de planter l’échelle dans le petit corps de ma fille, et je hurle, je dois descendre, descendre… encore un vide, et ça recommence…

Il y a le puits, il fait toujours blanc, ma fille-bébé est tombée dans le puits, elle est recroquevillée et muette, je commence ày descendre par l’échelle, chaque barreau plie, j’ai peur qu’il casse et d’écraser ma fille en tombant. J’arrive en bas, je vomis car je sens que je vais la trouver morte, je dois la soigner, mais àquoi ça sert si elle est morte, elle respire, je dois la remonter, mes jambes sont mortes aussi, je hurle, je dois, je dois…et puis un vide…

Il y a le puits, ma fille est tombée dans le puits, il fait blanc et froid, j’arrive àdescendre par l’échelle, je me penche sur mon bébé et la prend dans mes bras. Ses cheveux sont mouillés, il fait trop sombre pour voir si c’est du sang ou l’eau du puits. Je bave. Je dois remonter sans me servir de mes mains car elles sont prises par le petit corps cassé. Mes orteils deviennent préhensibles et je monte àl’horizontale sur l’échelle, comme si mon corps était une nacelle-ascenseur avec mon bébé serré contre mon ventre. J’arrive au jour blanc, et je hurle pour qu’on vienne ! Personne, je dois, je dois…et puis un vide…

Il y a le puits, je vois ma fille grimper sur la nacelle du puits, et je hurle, je hurle, et mes jambes-coton se durcissent et me propulsent comme d’un tremplin de piscine vers ma fille. Je l’attrape avant qu’elle ne tombe.


Ève

10 avril 2013
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