40 - Chant du Harpiste

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Contrairement aux grands textes sacrés de l’Égypte Ancienne (Livre des Morts, Textes des Pyramides), les Chants du Harpiste forment un corpus à part : ils vont au plaisir, plus de 2000 ans avant Épicure.


Si quelqu’un veut savoir, qu’il s’avance, même si le sol ne vaut rien pour la marche.
Seulement le grand froid, le grand froid de la nuit.
Personne n’est revenu après s’en être allé ; le corps est sans retour. L’oiseau passe, vole, disparaît, sa force métallique ouverte devant lui.

 

 À partir du cadavre, on ne peut plus compter !
 

Ils veulent connaître, ils naissent, ils mangent, ils dorment, ils demandent pourquoi cette boule compacte de visages et de fumier. Le ciel s’éclaire, puis se ferme. Les générations se succèdent, celles qui bâtissent s’effondrent avec leurs oeuvres, celles qui ne font rien sont jetées au même endroit. Chaque jour finit et se défait, comme s’il n’avait pas existé. Les murs, les dieux, les textes, la procession colorée des joies et des peines, la pluie, le fer, tout cela prétend durer.
 

 Mais la mort est un pays sans rebelles !
 

Je suis heureux et je ne le suis pas. La barque soulève les yeux des crocodiles. Je suis debout à l’avant, assis au centre, couché au fond, vêtu de cris et de piqûres d’insectes, traîné par les jambes et par les bras vers l’amont et vers l’aval du fleuve ; je suis éventré, démembré ; mes fragments dispersés font un bruit de syllabes en touchant l’eau.
Avant d’être pris, tremblant de fureur et de peur, nu sur le seuil, j’étais doté d’immenses richesses et pouvoirs, je n’avais ni faim, ni soif, je voyais les autres rois comme de la gélatine ; la musique et les parfums me précédaient à chaque porte. Les filles et les garcons de mon royaume se nourrissaient de ma poitrine.
 

 Car la beauté d’un corps est dans ses trous !
 

Vas-tu rester un jour de plus ? L’espace paisible est couvert de morsures. Chaque étoile, l’empreinte d’une dent. Sortir... mais où ?
Des pierres, des formes, parfois des présences se déplacent au crépuscule sur l’aboiement des chiens ; le territoire du vivant est vaste comme la pensée. Sortir ?
Depuis le milieu des mots que je dis, je vois mon corps se couvrir d’hématomes sous les coups du langage. Je demande avec insistance à la peau de me laisser passer. Voici peut-être l’esplanade où chaque gravillon recèle une nouvelle vie. Les saisons sont des pierres, sourdes, aveugles, muettes. Le jour, j’entends des cris, la nuit, je vois des feux. Sortir, mais où ?
 

 Alors fais du jour une fête, sois beau, sois belle, et ne te lasse pas. N’obéis à personne : seul ton plaisir furieux, pour le bonheur parfait !
 

Les premières lignes bleues s’enroulent autour des hanches, le soleil immobile est porté par les herbes. Au bout des veines, les doigts et la langue. Et le corps, en équilibre au bord de rien, poussé, tiré par l’écho. Finalement, j’accepte les ténèbres, un amour réel, qui ne laisse ni traces, ni lettres. Avec ceux qui naissent par millions et millions, faire de ce jour, un jour heureux.

Les arbres ont mûri, les prisonniers sont libérés, ils vont et viennent, mêlés aux esprits errants. Le ciel s’est éclairé, les yeux se sont éteints, c’est déjà le grand froid, le grand froid de la nuit. Je fais un lit de mon corps, bras ouverts, bouche tendue ; que vienne percer la mort. Une heure de salive, aux longues traînées blanches, enveloppe chaque tête d’un linge. Autour, on voit flotter les derniers mots en réserve. Si quelqu’un veut savoir, qu’il s’avance, même si le sol ne vaut rien pour la marche.

 

 Entre tes jambes, fais de ce jour, un jour heureux !

11 septembre 2007
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