5 - De la Dislocation

"Tel est mon rapport à la langue : je brasse du vent - [...] Il faut une belle confiance, et toujours jeune. Ne pas craindre, comme les compagnons d’Ulysse, à ce que dit Dante, ou comme ceux de Colomb, que le milieu mouvant un jour s’effondre sous nos pieds, et s’ouvre aux abysses jusqu’à nous perdre et, avec nous, définitivement, jusqu’à perdre, et le sens, et donc le monde. Non, ne pas craindre cela même si, dans je ne sais quelle absurde éclampsie, la parole a pu, une fois ou l’autre céder sa place à la force brute, au mauvais silence de l’oubli, au rien de l’aphasie" (Jean-Marie Barnaud, États provisoires du poème I, Cheyne 1999, p.11).

Je trouve Mandelstam comme en fraternité avec le rapport de J.-M. Barnaud à la langue : "L’œuvre naît comme une totalité, jaillie de l’impulsion qui la pénètre et manifeste sa différence. Elle n’est pas un seul instant semblable à elle-même" (Entretien sur Dante).
Personne n’aura le dernier mot sur la langue, ni la part organique, ni l’aorgique ; dans un texte, ce qui a été pensé finit par échapper et ce qui est venu d’un jet, se ménage toujours une structure logique.

La parole, comme le vent, sont du monde, d’un monde compris en tant que système physique fini, régi par des lois naturelles, et que je situe en gros du côté des Démocrite, Pythagore, Parménide et autres présocratiques, les premiers amoureux de la matière. La parole, comme le vent, ne font que passer sur ce monde, le vent en l’érodant, la parole en le voilant, mais tous deux incapables à empoigner le solide, à tenir du concret, tous deux condamnés à n’être que plaqués sur les choses. On connaît la dernière tentative de pallier à ce mal, la poétique qui réclame l’ouverture de l’objet au verbe, la poésie de la « Présence » qui se méfie du concept dévoreur de monde, de la farandole des images qui met la parole creuse en bouche, impuissante à mâcher du vrai, à faire venir la vie avec les mots.

De la Dislocation

Je reviens à la parole-vent et me demande comment l’interpréter dans son rapport à la Présence, comment elle en prolonge la portée, comment elle apporte de la souplesse à la cristallisation du verbe, un élargissement, presqu’une alternative à : "L’oiseau qui s’est dépris d’être Phénix / Demeure seul dans l’arbre pour mourir" (Bonnefoy, Rive d’une autre mort). Le verbe, en raison de sa nature souffle, me semble vouloir/pouvoir davantage qu’"un lent retour à la matière d’arbre" (id.), trouver une cohérence plus large dans la Dislocation, une dislocation en actes où la matière existe en puissance, une dislocation qui ne pointe en rien vers le hors-monde, qui est comme la condition vitale de l’équilibre du cosmos, c’est-à-dire l’impulsion du renouvellement qui combine les atomes avec le sens.

De l’abîme

"Qui a jamais pu sonder les profondeurs de l’abîme ?" (L’Ecclésiaste). Peut-être bien que la parole-vent pourrait tenter l’entreprise. Peut-être bien que la parole en tant que parfaite Dislocation, la parole en sa mutabilité même peut se déprendre de la peur du vide (la serre du Phénix a lâché la branche) pour trouver, avec son instabilité, un fond premier à la seule matière, comme une générosité, une simplicité, celle du don de vie. Alors quoi, qu’est-ce qu’on risque à vivre enfin le gouffre pour ce qu’il peut offrir, un nouvel horizon à la liberté de l’humain ?

Du Phénix

Rien n’oblige vraiment le Phénix (ce Christ à peine voilé, qui a définitivement choisi l’incarnation) à sécher sur sa branche, car le vide autour de l’arbre, c’est encore le monde. Il gagne à s’en laisser choir, à se laisser aller vers le bas pour imprimer au néant sa trajectoire éteinte (sorte de second Phaeton, alors). Ce Phénix froid qui tombe, ça en fait des courants d’air, un bourdonnement enveloppe sa carcasse : du vent ? de la parole ? Le tourbillon d’un souffle intelligible (car provoqué par la chute d’un dieu), une onde sonore qui se propage dans l’abîme et "colporte" la vie.

Si écrire procède de la dislocation monde/parole, alors le poème quittera le réel, non pour le vrai, c’est-à-dire pour la cause certaine (ou supposée certaine) de toutes les contingences, mais pour une vérité d’absence de vérité, un néant de complétude où le mot se propagera en vomissant la matière, en vomissant de la matière.

Du bonheur

La parole-vent prend son essor où la Présence avorte, en ne soumettant pas un possible bonheur pour l’homme à la reconquête d’un Paradis perdu ou, du moins, à la tentative d’une telle reconquête. Un verbe qui accepte la Dislocation dont il procède (sans se réfugier du côté de l’abstrait) peut envisager un nouvel espace à la liberté, peut habiter l’abîme où rien ne console et trouver sens dans sa perdition, en revendiquant une maturité, une faculté à faire de sa dispersion la signature même de sa présence au monde. La parole-vent qui "approfondit un manque" exprime son désir du réel en s’affranchissant de la peur du terme promis à son présent, elle est la poésie que le présent de son exil fortifie, dont l’exil est la vie, un exil bouleversant, à même de ménager une place à l’amour.

De l’amour

"[...] c’est avec une liberté bouleversante que la poésie s’empare d’un champ vierge [...]" (Mandelstam,id.). L’efficience de l’amour rendue à la poésie de la Dislocation, la seule à tenir tête au tragique de sa condition, l’amour à nouveau chanté par la voix du bannissement, l’amour redécouvert après le déchirement, derrière la séparation, après l’obstacle de l’incarnation, l’amour comme un miracle pour la langue débarrassée du souci de l’origine et du chagrin de la perte, finalement le rêve de Yves Bonnefoy comme réalisé. La matière a trouvé son mot, un mot qui la vivifie et la précise et l’englobe. La langue a été démembrée et ses restes épars, dont l’allure stochastique exprime le vertigineux don d’existence, ne sont pas à recoller. Ils forment une constellation mouvante dont la dispersion irrémédiable assure, paradoxalement, la pérennité de tous les Sphinx de Naxos. "Ne pas craindre, comme les compagnons d’Ulysse", le chant des sirènes, la parole-souffle de l’amour bouleversant !

Du concept

"La vraie vie est absente", elle est l’Absence, en vérité. Ce n’est pas le concept qui nous soustrait à la vraie vie, c’est la vie qui nous dispose au concept, la vie en ce qu’elle est l’affirmation d’un vide, c’est-à-dire la disponibilité absolue. Cette disponibilité absolue peut être appelée Poésie, en ceci qu’elle éprouve la finitude en tant que part d’elle-même, une finitude cosmique qui n’en finit pas de finir. Cette finitude sans terme est d’ailleurs la seule qui soit accessible au raisonnement : on se fait une idée de la mort en la pensant comme une durée, et non comme un anéantissement. L’anéantissement est une image, une justification au chagrin, mais un exercice que la nature ne pratique pas. La matière n’est que durée, envisager sa disparition définitive de ce monde, c’est lui ménager une renaissance possible dans un ailleurs, dans un arrière-pays paradisiaque, rassurant comme le concept d’éternité, comme un objet perdu dont on se souvient à tort. La mort dure comme la vie, comme si la mort c’était encore de la parole, comme si, à notre mort, nous devenions des mots. Je voue ma parole au plus abouti des concepts, l’amour, le concept qui donne le poème et la vie.

Du monde en soi

On me demande aujourd’hui de croire en l’existence de la matière en soi, comme on me demandait hier de croire en celle de dieu en soi. Pour croire en l’existence d’une chose ou d’un être en soi, il faut pouvoir en faire une expérience intime, à la fois rencontre et partage. Or, je ne peux partager d’intimité qu’avec ce qui procède de l’humain. Pour le reste, je n’en sais trop rien. Parmi toutes les existences auxquelles je peux croire de façon objective, je crois d’abord en celle dont toutes les autres existences connaissables découlent, à savoir la parole. Je crois en la parole car elle se situe au partage de l’humain. Ainsi j’appelle matière en soi, ou dieu en soi, la part de la matière, ou de dieu, qui n’est pas concevable par la langue, inconnaissable, leurs versants d’existence qui échappent aux mots. Et j’appelle simplement matière, ou dieu, ces parts d’existences auxquelles je peux croire, que je peux connaître (par la physique, la chimie, les arts ou la foi). Ces dernières formes de connaissances procèdent de l’humain et sont, en cela, inclues dans la sphère de la parole. Mais connaître la matière en soi, ou dieu en soi, équivaudrait à partager avec eux une intimité qui viendrait d’eux, qui serait à l’initiative de la pierre ou du divin. Que la pierre, ou dieu, son synonyme, puissent faire preuve d’initiative et s’enquérir de moi, m’est inconcevable. Ce sont donc bien ces existences en soi, dont l’accès m’est barré, existences inconnaissables, que je me refuse à convoiter, contrairement au projet avoué de la Présence.
Je pense que la parole-vent, qui est du monde sans jamais le saisir, permet justement à la matière en soi d’exister. Le poème qui ne voudra pas se cramponner au concret, ni en arracher des morceaux comme l’ont fait, avec les pyramides, les soudards de Napoléon, verra parfois comme un visage intact, "une relation neuve puisque désencombrée des représentations" (J.-M. Barnaud), une Intelligibilité, se tenir au plus disloqué d’elle même. Pour échapper au fantasme catatonique de la matière en soi, je m’avance sans crainte sur les mots, et l’amour donne sens à ma vie : "J’aimerais aimer, aimer.", (F. Pessoa, Poésies d’Alvaro de Campos).

(image : Corinne Mercadier, "Une fois et pas plus n°42" 2002)

avril 2002
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