69 vies de mon père / Ludovic Degroote

« Il n’y a pas assez de vie pour tenir tout entier dedans », Ludovic Degroote


Dire le père, la mort du père, sans effusion, en allant au plus précis, au plus juste de ce que fut son existence, ce qu’il en reste, ce qui (de lui) revient en boucle et en mémoire, voilàla ligne délicate, le fil fragile que Ludovic Degroote a décidé de suivre pour mener àbien ce récit volontairement éclaté.

« Je suis né le 2 avril 1920 àHazebrouck, au 41 de la rue du Rivage, et mort àLa Madeleine le 9 juin 1989, 143 avenue de la République. Né chez moi, mort chez moi. Entre ces deux dates, ma vie. Je crois qu’en mourant j’ai laissé quelque chose qui ne m’appartenait plus. »

C’est ce "quelque chose", qui désormais appartient aux autres, que Ludovic Degroote exprime ici, en 69 séquences, le nombre d’années vécues par celui dont il retrace le parcours, le faisant (page àpage) se dire, se répéter, revenir sur des scènes, des épisodes, des guerres, des morts jamais acceptées, dans une manière proche de l’oralité, de la supplique, de l’incantation, de la psalmodie.

« mon Dieu mon Dieu, c’est terrible ce désarroi humain, cette honte de voir se succéder ces soirs sans vie, prétendus libres et brassés par le vide, on ne se sentirait pas plus seul face àune croix sans corps. »

De lui, le père, on apprend peu àpeu le métier non voulu (brasseur), la lignée sinueuse, le père mort - comme le grand père - à60 ans, la mort d’une fille dont il ne se remettra jamais ("chaque jour me voilàqui meurs d’être encore làabandonné en 66 Godeleine 18 ans morte et toute ma vie là46 ans d’une vie achevée"), la fatigue ("minuit déjàet je ne suis pas monté c’est àcause de tout ce travail"), le besoin d’aligner des chiffres, des dates, de jongler avec eux ("oh les calculs j’aime ça. Faire les comptes, établir des prévisions, ça on peut dire que j’aime ça"), bref le parcours, le destin, les rêves sinon brisés tout au moins contrariés d’un homme àla fois unique et ordinaire...

Cet homme, au fur et àmesure que se dessine son portrait apparaît également, de plus en plus nettement, ce qui le différencie de ce fils ("mon fils et moi on ne se comprend pas") qui tente aujourd’hui de lui donner la parole. L’écriture est une de ces divergences.

« Mon fils écrit des poèmes, je n’y comprends rien. Il passe sa journée àécrire des poèmes, comme s’il n’avait rien d’autre àfaire, il ne travaille pas, il ne lit pas, il ne voit pas d’amis, il écrit des poèmes, et je crois qu’en plus ils sont très mauvais. »

D’autres différences et désaccords (ou incompréhensions) ("lève-toi, je t’en prie, ça me fait mal de te voir assis, toute l’église est debout") jalonnent ce récit ample et vivant, idéal pour la diction, pour la scène, plein de gravité et d’humanité, jusque dans la souffrance et le désenchantement qui souvent affleurent.

69 vies de mon père (éd. Champ Vallon) est àplacer dans la proximité d’un autre livre de Ludovic Degroote : Pensées des morts (éd. Tarabuste), recueil pour lequel il a reçu le prix des Découvreurs en 2005.

Jacques Josse

27 janvier 2007
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