Arno Bertina | « Non pas des chutes mais une vaste banlieue, des voix de solistes s’élevant du chœur. »

photographies ©Arno Bertina

En 2016-2017, Arno Bertina est en résidence à la faculté de Cergy-Pontoise, pour y faire écrire un feuilleton (dans le cadre dela série Les Mystères du Grand Paris). Le contexte et le mode d’expérimentation si spécifiques – une écriture collective, pour un résultat publié, avec contrainte d’exploration territoriale posent une foule de questions : De quoi s’agit-il ? Et comment procédez-vous ? Y’a t-il une méthode d’écriture, une forme de déroulé, une parole préparatoire , une méthode d’enquête, l’observation d’un thème ou d’un motif, un usage de matériaux et lesquels, une ou des contraintes formelles, ou encore tout autre chose ? Et quel rapport entretiennent ces approches et méthodes ponctuelles avec la pratique d’écriture de l’auteur, avec ses préoccupations les plus essentielles ? Nous les lui avons lancées, ces questions, tout à trac, pour « lancer la machine » : en est sortie, une manière de récit subjectif de ce cours de creative writing. Les textes des étudiants sont à découvrir en cliquant en bas de page.




GENESE D’UN PROJET


En mars 2016 l’université de Cergy-Pontoise m’a proposé d’animer un atelier d’écriture dans le cadre du master de création littéraire ouvert en 2014. J’ai alors proposé de consacrer l’année à une autre proposition qui m’était faite (écrire la saison 2 des Mystères du Grand Paris, pour le site du même nom). Ce faisant, je tordais un peu cette proposition qu’on m’adressait : non plus un seul auteur, mais quinze (un par épisode). Beaucoup d’ateliers proposent chaque semaine un sujet différent. C’est alors une vraie centrifugeuse. J’aime beaucoup les projets aux longs cours, quand bien même ils nous amènent inévitablement à perdre parfois l’excitation d’écrire et d’inventer (quand la phase de documentation dure trop longtemps, quand la construction du plan général s’avère plus longue et délicate que prévue, etc.)


CONDITIONS D’EXPERIENCE

J’ai donc proposé ce chantier aux quinze étudiants du master, en début d’année. Ils ont validé l’idée et nous avons commencé à réfléchir. Frédéric Ciriez ayant écrit la première saison des Mystères du grand Paris en s’intéressant plus particulièrement au territoire de la Seine-Saint-Denis, le Val-d’Oise nous ouvrait grand les bras parce que nous nous y trouvions, en étant à Cergy-Pontoise, et parce que dix des quinze étudiants y vivent.

Il nous a d’abord fallu examiner l’écriture du feuilleton, ses contraintes spécifiques (le format imposé de 8000 signes par épisodes, ce qui est court, imposant plus ou moins l’idée d’une efficacité nécessaire dans la conduite du récit ; la périodicité des mises en ligne – si dans l’épisode 9 on fait réapparaitre un lieu ou un personnage de l’épisode 1, à nous de prendre en compte le fait que 8 semaines vont séparer les deux temps de lecture, etc.). Ensuite il nous a fallu examiner la question du Grand Paris (ce que c’est politiquement, administrativement, ce que ça dessine, qui le promeut, qui le refuse ou qui s’en méfie et pourquoi). Dans un troisième temps il nous a fallu commencer à rapprocher la forme du feuilleton de ce matériau (les transformations d’un territoire), de façon à comprendre comment cette forme pouvait nous permettre de dire quelque chose de spécifique sur le grand Paris. Si nous sommes quinze à écrire, est-ce une force, et si oui comment l’organiser, cette force, comment lui donner une direction, comment l’employer.


EXPLORATIONS DU TERRITOIRE

C’est alors une autre étape du travail qui a commencé, que l’on dira d’exploration, d’arpentage, à la recherche de lieux spécifiques, ou sans objets, et seulement pour prendre la mesure du territoire. Nous est alors apparu que le Val d’Oise était, pour parler comme une agence de pub, une terre de très grands contrastes (morphologiques, culturels et sociaux). Puis, de tous les départements composant l’Ile-de-France, c’est peut-être le plus rural, et peut-être aussi celui qui changera le moins, dans le cadre des transformations prévues par le Grand Paris. Cette extrême diversité (des friches industrielles, des champs de betteraves, des forêts giboyeuses, des cités, des rivières charmantes, des villages figés dans le temps pour des raisons patrimoniales, des carrières squattées, des châteaux et des villes nouvelles, etc.) notre collectif devait s’en emparer. En étant d’horizons différents (banlieusards, parisiens, jeunes, moins jeunes, engagés dans la vie professionnelle ou encore chez Papa et Maman, etc.) nous étions déjà la forme kaléidoscopique appelée par la diversité des lieux et des situations sociales.

A compter de ce moment-là une intrigue est apparue, tenant un peu de la série Z, qu’il nous revenait de tenir en laisse de manière à ne pas perdre de vue que notre véritable sujet était, sous l’intrigue, les transformations du territoire.

On l’aura compris : tout en étant collective, plurielle, l’écriture de ce feuilleton devait se faire dans un cadre précis, qui empêchait un peu chacun d’explorer ses sujets de prédilections, ou d’aller trop loin dans le travail d’une forme que les autres épisodes ne feraient pas vivre à leur tour.


LE CORPUS DE TEXTES SUR REMUE - VUE DU CHANTIER


C’est ici que remue.net entre en scène. Pour que le fait de participer à un projet collectif n’entraine aucune frustration en terme d’écriture, avec la complicité de Guénaël Boutouillet et Patrick Chatelier, j’ai fait l’offre suivante aux étudiants : s’emparer de la page personnelle qu’il était aisé de créer pour eux, sur remue.net, page sur laquelle il leur serait possible de faire vivre, à partir du projet collectif, une voix plus personnelle. La signature du texte, dans le feuilleton, sur le site des Mystères du Grand Paris, fonctionnant comme un lien permettant d’accéder à l’espace personnel de chacun, sur remue.net, chacun avait la possibilité d’entrainer le lecteur de bonne volonté dans des ramifications formelles ou réflexives plus personnelles. Tel ou telle désirant travailler le texte de théâtre pouvait dès lors utiliser son espace de publication, sur remue.net, pour donner du feuilleton, ou de certains épisodes, une version pour la scène. Telle ou tel étant fasciné par le monologue intérieur pouvait reprendre tout ou partie du feuilleton pour en proposer une version différente. Un autre pouvait proposer un journal de travail décrivant l’écriture du feuilleton, un carnet d’exploration du territoire, etc.

Ces textes ne sont donc pas pleinement autonomes. Ce sont des banlieues du feuilleton publié par Les Mystères du Grand Paris. Non pas des chutes mais une vaste banlieue, des voix de solistes s’élevant du chœur.

LE TRAVAIL — QUEL TRAVAIL ?

Je vous réponds, là, mais je devrais en fait continuer le travail entrepris il y a trois jours. Quel travail ? À partir des quinze textes, de leur version retravaillée, j’essaie de donner à l’ensemble du feuilleton une sorte de vernis. Il s’agit d’harmoniser, de différencier aussi, de poursuivre certains fils, de relier certains épisodes. C’est de la haute couture car je ne veux pas trahir ce qu’on écrit les différents auteurs, ni gommer leurs singularités, et en même temps les textes doivent évoluer, dans l’intérêt du feuilleton et des lecteurs.

Cette question est terriblement épineuse, elle est presque au centre de la question des ateliers d’écriture quand une publication des textes est envisagée. Je ne sais pas trancher. Depuis 2015 je travaille au Congo avec une petite ONG qui vient au secours des filles des rues. Je recueille leur histoire, et je mets en forme leur témoignage. Je suis en train de préparer mon quatrième séjour dans ce cadre. Lors des trois premiers, j’ai appris, au fur et à mesure, à aiguiser beaucoup mon regard et mon oreille. J’ai perçu des milliers de différences entre telle façon d’écrire ce que la jeune fille vient de me dire, et telle autre. Entre telle façon de corriger ce qu’elle a écrit, et telle autre. J’ai appris à ne pas corriger car la version fautive disait quelque chose que je n’avais pas entendu d’abord. J’ai désappris le rôle de flic de la langue, le rôle d’académicien. J’ai jeté aux orties mon tricorne et mon épée. (Permettez-moi de renvoyer au texte que la NRF a publié, dans son numéro du mois de mai [1]. J’y tiens spécialement, et j’évoque beaucoup cette question-là.)

Là, retravaillant les textes (avec l’accord des auteurs), je crois réussir à travailler subtilement. Oui tel verbe doit être remplacé par tel autre, et telle série d’adjectifs doit être interrompue, et la situation d’énonciation doit être changée, et cet épisode coupé en deux pour que chacune de ses parties aille nourrir deux autres épisodes. Dans le travail collectif la notion d’ego s’efface au profit du texte, plus encore que dans les œuvres personnelles. C’est parfois violent, mais il y a aussi quelque chose d’infiniment heureux, je crois, à l’horizon de cette violence ou de ce désagrément. Cela je le savais. Mais l’oreille qui s’affine, l’œil qui gagne en vitesse, ça n’a pas de prix et c’est toute la présence au monde qui s’en trouve changée.

Arno Bertina


Les auteurs et leurs textes

Solène Lecuyer

Joanna Wadel

Céline Lafon

Eva Lassalle

Philippe Aspord

Solweig Cicuto 

Léa Mièle 

Cécile Magueur

Benjamin Luzu

Aniss Argoub

Séverine Siena

Raphael Plockyn 

Ronan Kencker

Nadir Haddadou 

5 juillet 2017