Au monde


Clichy-sous-Bois n’est pas seulement une de ces villes qu’on appelle désormais des « quartiers » et qu’on qualifie de « sensibles ». C’est la banlieue censée les représenter toutes et incarner leur dangerosité. Dans certains discours, son nom perd même sa valeur propre : il sert de raccourci pour évoquer un enchevêtrement de difficultés, de risques et de peurs (tout ce qui s’est cristallisé autour de lui en 2005 et qui, depuis, lui est attaché). Il ne faut sans doute voir là qu’une facilité de langage, qu’on adopte sans songer à sa force perlocutoire ni à ceux qu’elle pourrait affecter. L’emblématisation de Clichy-sous-Bois pèse cependant à ses habitants : ils hésitent à donner leur adresse, ou n’osent s’avouer à eux-mêmes les liens qu’ils ont lentement tissés avec un lieu réputé inhabitable.
Le second livre écrit par les lycéens clichois [1]s’efforce de soulever cette chape de généralités qui masque la réalité, et de faire apparaître ce qu’est la ville pour eux qui y demeurent, qui la parcourent, qui l’éprouvent, qui, tout simplement, y sont au monde.
Mais comment dire l’intimité, silencieuse, irréfléchie, qu’on a avec l’espace autour de soi ? Trop atmosphérique pour être immédiatement appréhendée mais aussi trop dense pour être démêlée, elle requiert le secours de formes qui soient capables de faire venir au langage des états ou des mouvements à demi conscients : des intensités restées muettes, des sensations diffuses, des impressions fugitives... Il fallait donc aux jeunes habitants de Clichy-sous-Bois qu’un écrivain leur prête l’appui de sa poétique et de son anthologie personnelle, comme l’a fait Tanguy Viel dans le cadre de cette résidence au lycée Alfred Nobel.(Voir la rubrique dédiée).
Pendant six mois, l’auteur a encouragé les élèves à se ressaisir en mots du dehors intime qui les entoure, leur proposant, par exemple, de ranimer les instants les plus vifs qu’ils y avaient vécus (ils devaient noter au fil de la même phrase, en épousant le rythme des émotions revécues, tous les détails qu’ils réapercevaient, les couleurs, l’air, la lumière, ...). Pendant la même période, lui-même s’essayait, dans des textes-promenades [2], à une nouvelle écriture, plus autographique, plus réflexive, qui puisse, selon ses termes [3] « se tenir au plus près de sa propre pensée ». Il a donc invité les élèves non seulement à capturer des moments mais encore, retournant le regard vers eux-mêmes, à s’interroger sur ce que Jean-Louis Chrétien appelle « la dimension de l’habiter [4]. ». Quel lieu habite-on vraiment ? Un espace au dehors ? Ou comme dit Henri Michaux, un « espace du dedans » [5] ? Est-on là chez soi ou, même là, étranger à soi-même ?
Comme toujours quand ce qui cherche à se dire rencontre, dans l’œuvre en cours d’un écrivain, la possibilité de son expression, un découvrement imprévu se produit. Sans doute a-t-il été favorisé par la nature particulière de l’expérience d’écriture qui était menée : l’exploration de couches plus primordiales d’existence ne pouvait que provoquer l’apparition de manières d’être habituellement recouvertes par des constructions, voire des prescriptions, identitaires. Ce que les écrits des élèves ont en effet manifesté, c’est la multiplicité et l’hétérogénéité des aspects qui composent leur moi, impossibles à réduire sous une seule identité. Certes, c’est là le sort commun : peut-on jamais dire qui l’on est, toujours différent de soi-même selon les temps, les milieux, les autres en présence, les images qu’ils ont de soi et qu’on ose rarement décevoir ? Mais la conscience de la pluralité constitutive de tout individu [6] et son acceptation sont des nécessités d’ordre existentiel pour qui est en outre partagé entre des cultures et des langues différentes.
La forme kaléidoscopique qu’a élaborée Tanguy Viel [7] fait singulièrement ressortir cette variabilité de l’être : les textes des élèves y sont enchaînés sans solution de continuité si bien que l’on glisse imperceptiblement d’une présence dans le même lieu à une autre, d’une facette de la même personne à une autre, d’une silhouette à l’autre, parfois avec d’infimes variations. « Toute Forme est aussi Valeur », a dit Roland Barthes, parce qu’avec elle l’écrivain s’engage. [8] Cette ultime mise en œuvre témoigne donc, avec une belle évidence, de l’engagement de Tanguy Viel auprès des jeunes habitants de Clichy-sous-Bois.

Que ce livre porte témoignage que, par-delà les différences, géographiques, sociales, nous avons une manière commune d’habiter les lieux, de nous habiter nous-mêmes : d’être au monde.










Sylvie Cadinot-Romerio

17 janvier 2016
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[1En 2012, les élèves du lycée Alfred Nobel ont publié avec Tanguy Viel, aux Editions Joca Seria, un roman polyphonique, Ce jour-là. Ils y ont retravaillé les clichés associés aux « jeunes des quartiers » afin de les déconstruire, notamment en dotant leurs personnages de la profondeur humaine dont ils sont dépourvus dans leurs représentations stéréotypiques.

[2De janvier à juin 2015, Tanguy Viel a lu à la librairie Les Temps modernes d’Orléans, dans le cadre d’un cycle de lectures coordonné par Yann Dissez de Ciclic, une série d’essais intitulés Icebergs (en ligne sur le site de Ciclic http://livre.ciclic.fr/vie-du-livre/projets-d-auteurs/le-labo-de-creation/tanguy-viel-icebergs).

[4Jean-Louis Chrétien, L’Espace intérieur, Les Editions de Minuit, 2014, p.172

[5Henri Michaux, L’espace du dedans, Gallimard, coll. « Poésie / Gallimard », 1998.

[6Le sociologue Bernard Lahire l’a montré dans Les plis singuliers du social. Individus, institutions, socialisations, Editions de la Découverte, 2013.

[7Le grand nombre de textes et leur diversité exigeaient l’invention d’une configuration qui les rende intelligibles. En effet, plus de soixante-dix élèves de trois classes différentes, une seconde et deux premières, ont participé au projet et écrit un texte chaque semaine pendant tout un semestre.

[8« Or toute Forme est aussi Valeur ; c’est pourquoi entre la langue et le style, il y a place pour une autre réalité formelle : l’écriture. Dans n’importe quelle forme littéraire, il y a le choix général d’un ton, d’un éthos, si l’on veut, et c’est ici précisément que l’écrivain s’individualise clairement parce que c’est ici qu’il s’engage », Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Editions du Seuil, 1953/1972, p.14.