Avignon en lignes obliques

On avait récupéré les épais volumes, les bibles dramatiques, celle du off, et tous les spectacles regroupés, classés, rangés. Une photo, quelques lignes de présentation et les informations pratiques et diverses. Ensuite, il faut lire et choisir, repérer et organiser. Parfois une phrase suffit pour biffer définitivement l’un des quelques 900 spectacles qui fourmillent dans Avignon. Un exemple : « Ode à la femme matrice et porteuse de devenir de l’homme. » Peut-on sérieusement aller plus loin dans la lecture (ou l’idée même d’aller voir). C’est violent, cruel. Certes. Mais il faut bien avancer dans cette forêt obscure, cette apnée théâtrale.


Et dans les rues, on les croise, les affiches, partout, et les comédiens qui déambulent dès le matin, distribuant tracts et paroles de spectacles à voir. Rien d’autre que le théâtre. Pendant trois ou quatre jours, pour nous, malgré les rendez-vous ratés, juste le théâtre, comme cette ville pendant tout un mois. On reconnaît les habitués qui se retrouvent, les comédiens qui posent aux terrasses des cafés et les autres qui passent parce que c’est les vacances, parce que c’est le festival, parce que c’est le week-end du 14 juillet. Sur la place du palais des papes, Novarina remballe. Le spectacle qui a ouvert le festival dans la cour d’honneur est terminé. Un gros semi-remorque blanc avale les éléments du décor sous le soleil et la sarabande de la ville.


Sur le point d’aller voir 4.48 Psycho de Sarah Kane, on découvre qu’il s’agit d’une version « clown » de la pièce ! L’idée première, c’était de voir un autre regard sur la pièce terrible de Kane… parce qu’il y a le souvenir si puissant de la mise en scène de Claude Régy et de l’interprétation d’Huppert. Ce souvenir sera donc sans point de comparaison avant longtemps. En tout cas, tant qu’on voudra proposer une version « dans un grand éclat de rire » [1] de 4.48 Psycho. Impression qu’on lui vole même son désespoir. Mince ! Je me rends compte que je commence par râler alors même qu’Avignon est en cette période une belle source d’énergie.

Cela dit, première journée catastrophique : entre portes closes et malentendus, pas de spectacles. D’abord, se casser les dents sur Le silence des communistes de Vincent. Comme tous les spectacles du In, c’est plein très tôt, et longue est la file d’attente pour les éventuels désistements. Alors, il ne reste plus qu’à repartir dans la ville, franchir les remparts et regagner le tumulte du off. Lui aussi sait offrir de désagréables chausse-trappes : voulant voir Le square de Duras, on apprend sur place, après avoir réservé, que le spectacle est fractionné sur deux soirs. On aurait droit seulement à un demi spectacle. Un demi square. A peine un bac à sables. Catastrophe avignonnaise. Demi tour et dépit. Désoeuvrés, il nous reste la douceur du soir, et les terrasses sur lesquels on flâne longtemps. Même si nous sommes restés aux portes du théâtre, on aura vu chez Yvon Lambert quelques magnifiques œuvres de Cy Twombly. Y aller, les yeux fermés... et les ouvrir sur la peinture.

La ville comme un théâtre… une sorte d’utopie ? Jean-Luc Nancy en parlera-t-il ? Parce qu’il parle à Avignon ce 14 juillet. C’est fêt’ Nat’. A Paris, militaires, serrages de mains populaires et petits fours. Ici Jean-Luc Nancy pose cette question « Quelle(s) communauté(s) après l’effondrement des « utopies » et à l’heure du réveil des communautarismes ? ». L’envie était grande mais on choisit d’aller voir Chambre avec gisant d’après le roman d’Eric Pessan que l’on retrouve régulièrement sur remue.net.
C’est un des problèmes d’Avignon : le choix et le désir d’ubiquité… et la place qu’on accorde à la flânerie, au temps qui ne serait pas strictement de théâtre dans cette ambiance qui explose de théâtre à chaque coin de rue.
Et Chambre avec gisant, on ressort ébloui, rempli pour la journée et la soirée, sans besoin d’autre chose pour nourrir.
On n’ira rien voir d’autre ce soir-là [2] même si on regarde encore le programme, et les noms qui reviennent cette année : Copi, Rodrigo Garcia et Lydie Salvayre. On se souvient des spectacles qu’on avait aimés l’an passé et que l’on retrouve dans le programme de cette année 2007 : L’inattendu de Fabrice Melquiot, ou Oleanna de David Mamet. Et ceux qu’on ne retrouve pas comme cette belle mise en scène d’Une phrase pour ma mère de Christian Prigent, discrètement présent dans un coin des gradins de la petite chapelle du théâtre des Halles, le soir où on y était.


Quelques mots sur Chambre avec gisant.

Un homme trace à la craie les contours d’une pièce, une chambre. Il est seul sur le plateau, seul mais ils sont tous là, tous les autres. La mise en scène tient compte le matériau romanesque du roman d’Eric Pessan. C’est là une de ses subtilités.
L’homme est à la fois l’auteur qui répète et rogne les phrases, le narrateur suit et interroge les personnages… au plus près des visages de plâtre. Mais il incarne aussi les voix, celles qui hurlent une douleur, et celles qui en taisent d’autres. Cela commence comme ça :

« Le 29 mai vers 15 heures Pierre Effilot monte dans sa chambre, s’allonge sur un lit sans l’ouvrir, sans même ôter ses chaussures et sent ses muscles se relâcher. Ne ferme pas les yeux, n’essaye pas de s’endormir, se contente d’observer le plafond… »

Un homme s’arrête. Il cesse. Une stase qui est autant l’enfouissement intérieur du personnage (un geste blanchotien, un geste qui reste une énigme mais qui charrie dans sa lente descente tous les fantômes du passé, ceux qui habitent un monde que l’on cherche précisément à fuir en s’allongeant. Mais ils ne nous quittent pas, même dans l’épuisement de soi). Mais ce coup d’arrêt (s’allonger et ne plus se relever) est également une question, une question qui vrille les vrilles personnages, la femme de Pierre, ses enfants, ses parents, les amis et tous les autres qui entourent le lit comme des ombres au creux des phrases tues… comme un jouet d’enfant qui tourne autour du lit et qui butte contre lui, comme pour réveiller les silences d’un père en l’absence de lui-même.
L’homme est une tête de plâtre sculptée… et un corps mis en doute, trace d’absence sur un drap déroulé. On se surprend à chercher un mouvement dans les plis de l’immobilité. Ce « rien » qui ne vient pas, s’interroge et ne se déplie jamais est le cœur de la pièce.
La mise en scène approche les mystères de la personne, cette personna grecque au cœur des racines dramaturgiques. C’est le prosopon, ce visage qui est forme de la personna ; et c’est le masque de théâtre (prosopon) au cœur du sens du comédien. Christophe Sauvion est magnifique. Il tisse et lie les voix comme les silences, dialoguant avec le visage, cette masse aux fausses allures brancusiennes, personnage omniprésent et taiseux, sculpté par Pierre-Augustin Marboeuf.
Au bout du Gisant, le silence a semé des craquelures. Et l’auteur lui-même découvre qu’il n’en peut plus de ce silence, de cet être horizontal qui réveille le trouble du sens et des certitudes au bout des phrases et des mots qu’on trace en marge du plateau noir du théâtre.
Chambre avec gisant, c’est une pièce de théâtre mise en scène par Nicole Turpin au théâtre du Grenier à Sel. C’est aussi un roman d’Eric Pessan, publié aux éditions de la Différence, et toujours en librairie.


A Avignon, quand on ne réserve pas sa place, on peut se retrouver devant une salle remplie, comblée de spectateurs. C’est le cas pour une lecture quotidienne des Lettres d’une religieuse portugaise. On est content pour le spectacle. Mais on se dit que décidément cette année, on n’y arrive pas. On se console en allant voir la magnifique installation d’Agnès Varda Hommage aux Justes de France. Travail cinématographique sur cette mémoire qui passe en dépliant des fragments du quotidien, ceux des enfants cachés, ceux des enfants raflés. Des images qui cheminent sur les visages, sur les récits. Quelques mots. Certains claquent. « Vous cachez des juifs ! ». L’officier nazi montre la lettre anonyme qui accuse. Une horreur qui dure longtemps dans les mémoires. Et les visages, et les gestes de ces Justes qui sauvent un peu de l’honneur perdu.

 

Avignon, c’est aussi le hasard heureux de retrouver les amis de remue.net. Le prince de Grapoule, Laurent Grisel pour le nommer, est descendu en Avignon pour une lecture. Il y poursuit le travail commencé en 2004, ces lectures de L’esthétique de la résistance de Peter Weiss. On le retrouve donc dans un coin de la chapelle Saint Charles, répétant sa lecture et apprivoisant le micro et la sonorisation. A l’ombre des arbres centenaires, il lit la fin du premier tome du livre de Weiss, fin qui explore et interroge les nappes de significations de Guernica de Picasso. Très beau et intense moment.

La soirée se prolonge par la très belle adaptation du Captif amoureux de Jean Genet. Dans la petite chapelle Sainte Claire du Théâtre des Halles [3], tout est très dépouillé. Le comédien Marc Berman entre. Un temps. Il ouvre le volume de Genet qu’il tient entre ses mains, lit la première page, pose le livre au fond de la chapelle et laisse les mots jaillir. Le cœur du livre, la Palestine et les palestiniens. Mais très vite, autre chose. D’autres figures surgissent des phrases de Genet. Un couple : une mère et son fils, un combattant absent, un combattant au combat et la mère qui attend en accueillant pourtant ce chrétien non-croyant à qui il faut donner à manger. Berman porte la sécheresse des mots et fait comprendre que le projet politique de Genet est débordé par une intensité poétique si différente. Seul, avec la lumière, le comédien porte une voix qui ne quitte jamais les tensions de l’écriture comme seul enjeu irréductible à la transparence.

 

Souvent les personnes qui distribuent les tracts glissent quelques mots pour caractériser leurs spectacles. La plus récurrente : « un très beau moment poétique et comique » !
Cette année, pas vraiment le cœur dramatique à rire. Après le Gisant de Pessan, les Justes de Varda, les échecs de Peter Weiss, sans parler des silences communiste qu’on a raté, ou du conflit palestinien, ce sont le génocide rwandais et le 11 septembre 2001 qui nous attendent pour la dernière de ce court séjour.

Alors se rendre du bon matin au théâtre du Petit Louvre pour découvrir Une saison de machettes, adapté du livre de Jean Hatzfeld par Dominique Lurcel (qui assure également la mise en scène). Le travail du théâtre est là : incarner une voix de la violence la plus profonde et bouleversante qui soit. Mais ces voix viennent d’abord de nous. Elles sont d’abord dans la salle, avec nous (comme pour prévenir, dire combien ces voix peuvent être proches de nous, et dramatiquement nous ressembler… Agnès Varda fait lien) avant de s’agglutiner contre le mur de la prison. Ces comédiens qui portent les paroles des tueurs à la machette sont des femmes, des hommes, des blancs, des noirs… comme pour tracer la mémoire d’un génocide qui pèse universellement sur chacun de nous. La mise en scène d’une sobriété exemplaire, ponctuée par la profondeur d’une contrebasse, porte ces voix au plus profond de nous. Quand on sort, il est midi. Il fait beau et chaud. Et on est chaos. Le théâtre est là pour ça, accompagner nos failles et nos malaises, nos doutes, nos peurs et nos hontes.
On reprend un peu nos esprits dans les rues de la ville avant un dernier spectacle. Trois semaines après le paradis est le titre de la pièce d’Israël Horovitz. Le paradis, c’est avant le 11 septembre. Ce jour-là, le dramaturge a cru que son jeune fils était une des victimes de la tragédie terroriste. Le texte dit sobrement et simplement ces heures sombres et cette « dépression de fin du monde » vécu par l’auteur, d’ailleurs présent à cette représentation avignonnaise. Un bémol tout de même sur cette mise en scène pleine des trucs qui chargent une pièce tirant visiblement de l’autre côté.

 

Puis la navette, le train et la fraîcheur pluvieuse de Paris qu’on avait presque oubliée.


Pour lire, l’autre parcours de ce journal d’Avignon, c’est ici.

Sébastien Rongier

24 juillet 2007
T T+

[1C’est dans la petite note de présentation… plus tard on croisera un jeune qui tracte le prospectus de la pièce en forme de sous bock.

[2Il n’y a pas que le théâtre ; A Avignon on :
achète des baskets en solde rue du vieux sextier
épluche des pommes pour un dessert
prend le premier café du matin place Pie
écoute la balance des musiciens pour le concert du 14 juillet… et dansera une partie de la nuit aux sons des White Stripes, Police, AC DC, Beatles et quelques autres
regarde les parades des comédiens rue des teinturiers

Et partout le théâtre autour. On est là. On se dit par moments qu’on ne fait pas grand-chose. Mais c’est bien. Avignon, c’est une imprégnation.

[3celle où on avait vu Une phrase pour ma mère