Benoît Vincent | Lieux communs (4) Aleyrac
Et pourtant, là, entre la Chevillonne et le Pré-Long, forts et hauts de nos cinq-cent six mètres d’altitude, je suis au faîte du monde.
Extraordinaire illusion d’optique qui te fait surplomber la plaine comtadine et te croire embarqué dans un navire éperonneur.
Balcon.
Corniche.
Tu n’es pas le seul à être berné. A cet endroit précis croissent trois plantes, trois petits arbustes (ou chaméphytes plus exactement) miraculeux, le Genêt de (Genista villarsi), l’Alysson à feuilles de serpolet (Alyssum alpestre serpillifolium) et la Sabline à feuilles en tête (Arenaria aggregata) ; avec les quelques herbes qui les accompagnent, le Stipe, la Scorzonère d’Autriche, la Valériane tubereuse, toutes ces plantes appartiennent à une même communauté pilotée par le Genêt (ou l’un de ses proches cousins), la végétation du Genistion lobellii, ou « Landine de crête ventée ». C’est un habitat.
Modeste et peu concerné par la vie des hommes, donc peu menacé, car poussant en montagne (orophile) dans des situations de falaises ou de crêtes (anémophile), de corniches ou de “tables”, méditerranéen, sans vertige, on le trouve ça et là, au fort de Mévouillon, sur le Ventoux par exemple. On le trouve à chaque fois que tu crois être arrivé au bout du monde : l’autre jour à Tuchan (Aude), l’autre jour aussi à La Celle (Var)
Mais aussi ici à Aleyrac à cinq-cent six mètres. Bernés le genêt et bernée toute la clique, tout le cortège, et la sabline avec la valériane, et la scorzonère avec l’alysson.
C’est ici, pas ailleurs. Des steppes à stipes pratiquement à perte de vue (moins qu’avant car la forêt gagne du terrain et les moutons ne viennent plus : le buis en repérage partout). Des paysages devenus rares, de nos jours : imaginez des pelouses steppiques, les cheveux d’ange (les stipes) caressés par le vent, et les ruminants (au choix moutons comme ici, pronghorns, springboks, saïgas comme là-bas) qui paisiblement s’empoisonnent, le vide d’arbre, la sensation de chute que l’horizon renverse, l’inquiétude du monde bidimensionnel, l’inquiétude du même lieu répété à l’infini (et c’est finalement encore pire si les buis ou les pins rabougris se mettent en travers, ils obturent les perspectives, et rien ne ressemble plus à un buis qu’un autre buis : l’inquiétude devient fractale, redoublée, escherienne, piranèsienne ; ils ajoutent une dimension inutile).
Un lieu toutefois empreint de sérénité, sérénité sans doute due à ce retrait du monde/cette prééminence. Ainsi certains lieux appartiendraient à une autre dimension ? Je ne suis pas le seul à le dire, remarquez : toute la féérie distillée dans les campagnes du monde entier (oh et puis dans les villes aussi, allez) dit la même chose, et s’il le fallait, ces plantes d’un endémisme “égaré” — si je puis dire — en attestent.
Petite nervure du paysage, modeste avant-poste de l’autre monde, chemin gris de pierres et ses varices de ruisselets, marnes, végétations microscopiques à la faveur d’une flaque ou de l’empreinte d’un sabot, glaise en voie de fossilisation, je te marche dessus et disparais pour le reste. Avant de plonger dans la forêt qui est elle-même infinie (le hêtre en bonne place par endroit — participe du mystérieux/majestueux, sinon le duo des malingres, chêne blanc et pin sylvestre, participent juste à te perdre), et percée de ruisseaux fangeux certes, mais nourris d’écrevisses, de blageons et de farios.
Avec ma fille nous avions joué toute une journée avec un ruisseau. Le soleil d’hiver dorait toutes les pierres, les éclaboussures et les feuilles mortes ; nous riions de nos barrages, de nos moulins et de notre petit peuple de larves de phryganes (porte-bois), d’éphémères et de gammares (crevettes d’eau douce), qui s’escamotait obstinément sous le galet, les brindilles, les résilles des feuilles mortes rongées par le temps.
Une nèpe cendrée, parfois, rameutait l’attention.
Une limace à coquille (ça existe), et c’était l’explosion de joie : une limace dont la coquille est cent fois plus petite que le corps, rendez-vous compte. Un souvenir de coquille, une coquetterie de minuscule chapeau chinois, sur un large corps verdâtre et mollâtre !
On pouvait aussi bien descendre vers le prieuré ruiné et son cimetière (en “activité”). Ici une eau de source miraculeuse, de jouvence, passe sous la ruine, et tu dois entrer dans une pièce sans toit pour accéder à l’eau glacée jaillissant du mur.
La nef, elle-même étêtée, avec son abside bien ronde, font une belle chambre d’écho pour des chansons oubliées. Tout respire encore d’un décalage avec notre moment — peut-être c’est ça, d’ailleurs, qui fait les lieux magiques : le souffle produit par l’articulation, l’atmosphère saupoudrée par l’écart des réalités de notre jourd’hui sur des espaces amples et souples, et abandonnés des ambitions, des spéculations. Ici aussi étaient les terres de la Terreur Blanche, la bande de brigands hostiles à la Révolution menée par le curé d’Aleyrac qui organisait des opérations éclair et sanglantes dans le secteur.
Mais il est loisible de remonter, regagner le point du genêt, assis dans les bragalous (aphyllanthes), méditer sur le fil de clôture débranché et en plusieurs endroits à terre, sur les moutons, leurs chiens et leurs bergers, qui ne seront bientôt plus qu’un souvenir enté dans les ornières de la steppe (elle-même avalée-digérée par l’omniprésente forêt, notre temps a d’autres priorités), jusqu’à ce qu’ils deviennent un mythe et pourquoi pas, à nouveau, un motif d’adoration et de dévotions.
Dans ce cas-là, oui, je ferais volontiers retraite.
Benoît Vincent est botaniste et auteur. En 2012, il publie Farigoule Bastard. Il est membre actif du Général Instin et coanime la revue en ligne Hors-Sol. Son site :www.amboilati.org.
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