C’est tout àfait extraordinaire


L’homme élégant est descendu de la limousine, il fume une cigarette anglaise. Il regarde la jeune fille au feutre d’homme et aux chaussures d’or. Il vient vers elle lentement. C’est visible, il est intimidé. Il ne sourit pas tout d’abord. Tout d’abord il lui offre une cigarette. Sa main tremble. Il y a cette différence de race, il n’est pas blanc, il doit la surmonter, c’est pourquoi il tremble. Elle lui dit qu’elle ne fume pas, non merci. Elle ne dit rien d’autre, elle ne lui dit pas laissez-moi tranquille. Alors il a moins peur. Alors il lui dit qu’il croit rêver. Elle ne répond pas. Ce n’est pas la peine qu’elle réponde, que répondrait-elle. Elle attend. Alors il le lui demande : mais d’où venez-vous ? Elle dit qu’elle est la fille de l’institutrice de l’école de filles de Sadec. Il réfléchit et puis il dit qu’il a entendu parler de cette dame, sa mère, de son manque de chance avec cette concession qu’elle aurait achetée au Cambodge, c’est bien ça, n’est-ce pas ? Oui c’est ça.
Il répète que c’est tout àfait extraordinaire de la voir sur ce bac. Si tôt le matin, une jeune fille belle comme elle l’est, vous ne vous rendez pas compte, c’est très inattendu, une jeune fille blanche dans un car indigène. Il lui dit que le chapeau lui va bien, très bien même, que c’est … original… un chapeau d’homme, pourquoi pas ? elle est si jolie, elle peut tout se permettre. Elle le regarde. Elle lui demande qui il est. Il lui dit qu’il revient de Paris où il a fait ses études, qu’il habite Sadec lui aussi, justement sur le fleuve, la grande maison bleue avec les grandes terrasses aux balustrades de céramique bleue.


Marguerite Duras, L’Amant, Éditions de Minuit, 1984.

5 octobre 2011
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