Cécile Portier | L’air d’y toucher



Je me dis que ça ne va pas très bien. En ce moment. Je me reprends : ça ne va pas très bien dehors, là. Parce que moi ça va.

Je me dis que moi ça va.

Je me dis j’ai bien de la chance.

Je me dis : rien ne rôde autour de moi. Du moins, c’est encore loin.

Je me dis quand même, ça ne va pas très bien.

Je me dis que j’exagère (puisque j’ai de la chance).

Je me dis ça : quand même, tu exagères.

Je me dis que tout ça me touche. Devrait me toucher.

Je me dis d’une petite voix flûtée intérieure, que je ne suis pas insensible à tout ça.

Je me dis parfois, que je ne sais même pas où j’ai mal.

Je me dis qu’il faut que j’aille faire les courses.

Je me dis mince il pleut dehors.

Je me dis qu’il y a des légumes qui pourrissent dans mon frigo.

Et que je n’ai pas racheté d’ampoule pour la table du bureau.

Plus généralement : je me dis j’ai encore oublié de faire ci, de faire ça.

Je me dis que je cours tout le temps. Mais que j’ai bien de la chance.

Je me dis que les enfants font trop de bruit.

Je me dis que je n’aime pas le bruit, que ça me dérange dans ce que je suis en train de me dire.

Je me dis que ce n’est pas le bruit des enfants qui me dérange le plus.

Je me dis que j’ai bien de la chance d’avoir des enfants.

Je me dis qu’il n’y a pas que le bruit qui me dérange. Mais que le bruit de ce qui rôde est ce qui se perçoit le mieux sans avoir l’air d’y toucher..

Je me dis que je cours pour que ce qui rôde soit encore loin.

Je me dis que j’ai tort de penser que courir plus vite accroit la distance.

Je me dis ensuite que je n’ai pas le choix. Pas le choix de quoi ?

Je me dis c’est comme cette idée de ne pas savoir où on a mal. Est-ce que c’est social ?

Je me dis qu’il faut m’endormir.

Je me dis que ce qui n’est ni physique ni social n’existe pas.

J’appelle ça comme ça : j’ai des douleurs mathématiques (précises, abstraites, sans référence nécessaire).

Je me dis qu’il faut m’endormir debout.

Je me dis que ça ne va pas suffire.

Je me dis que je ne veux pas souffrir.

Je me dis : tu m’exaspères.

Je me dis qu’il faut se préparer. Se préparer à quoi ?

Je me dis, prépare tes légumes. Je m’attaque aux piments. Je me demande si les piments sont des légumes.

Je me pose aussi cette question : qu’est-ce qui étanche la faim ?

Je me pique les yeux au piment.

Je me dis que ça fait pas pleurer pareil que les oignons.

Je me rappelle ça, que plus tu mouilles sur le piment plus ça brûle.

Je me dis mets du gras. Etouffe-moi ça.

Je me dis qu’il faudrait mettre une couche de paraffine par dessus les yeux.

Et aussi plein dans les oreilles.

Et dans les autres trous aussi, tous les trous de la peau par lesquels entrent ces douleurs - à moins qu’il s’agisse de ne pas les faire sortir.

Je me dis qu’il faut m’assommer en autant de coups d’oreillers qu’il sera nécessaire.

Je me dis qu’il faut m’endormir sans conviction, mais avec persévérance.

Je me dis qu’il faut m’étancher de ce qui suinte autour et dedans et partout.

Ou bien je me dis, frotte-toi tout au piment pour que ça brûle d’une origine connue.

Je me dis que, quand même, cette histoire d’origine connue...

Je me dis ça, que si on se frottait les uns aux autres.

Peut-être qu’on ne serait pas insensible.

Peut-être qu’on aurait pas le temps de courir, ni de penser aux origines.

Je me dis que moi aussi je suis une guenon.

Je me dis que la formule nous sommes tous des guenons sonne moins bien que nous sommes tous des juifs allemands.

Mais j’insiste, je me demande : mais quelle est la cause de tout ça ?

(Je fais semblant de ne pas savoir quelle est la cause de tout ça.)

Je me dis tu confonds tout.

Je me dis peut-être pas.

Les piments sont coupés. (Nous n’irons plus au bois, je me dis)

Je me dis que ça en fait beaucoup trop (de piments).

Depuis mes yeux qui brûlent, je me demande : mais qu’est-ce que je vais faire de tout ça ?


Cécile Portier est une auteure occupée par le monde et sa transcription. Cécile Portier a publié, en 2008, Contact, au Seuil, dans la collection Déplacements, dirigée par François Bon et en 2009, Saphir Antalgos aux éditions Publie.net. Elle tient un blog, petite racine. Remue.net a suivi sa résidence à Aubervilliers en 2010-2011, qui fait l’objet d’un site spécifique, Traque trace.
Cécile Portier sur remue.net

11 novembre 2013
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