Chantier ouvert à la Maison de Balzac

1. Compte-rendu du premier atelier.

2. Esquisse du Bonhomme Pons.

3. Questions ouvertes.



1. COMPTE-RENDU DU PREMIER ATELIER

Ce lundi 23 janvier 2012, le premier atelier de « lecture créative » a eu lieu dans la bibliothèque de la Maison de Balzac, à Paris. Nous étions neuf, pas si loin de la limite maximale, fixée à douze participants, de manière à respecter les conditions d’un d’échange véritable. Les renforts n’en restent pas moins bienvenus !
Parmi les participants, trois jeunes comédiens, Lila Gion, Mathilde Delassus et Antonin Darfeuil, accompagnés de leur professeur du Conservatoire d’art dramatique du XVIe arrondissement, Eric Jakobiak. Les comédiens, dès la prochaine séance (lundi 30 janvier) se relaieront pour ouvrir les ateliers par une lecture préparée d’une vingtaine de pages, et nous donner à entendre le Cousin Pons dans tous ses reliefs ; au bout de quelques séances, lorsque l’écriture en sera lancée au rythme du feuilleton, ils liront également le Bonhomme Pons.
Pour l’heure, ils nous font le bonheur d’une présence active ; tous les participants se sont pris au jeu, et eux particulièrement, forts d’une énergie réjouissante, plongeant dans les questions ouvertes pour y rebondir un détail à la bouche qui a parfois l’éclat d’un petit trésor - au point de peiner à interrompre la discussion à l’heure de clore l’atelier !
Avant de s’ouvrir à des interrogations tournées aussi bien vers la société contemporaine que vers la mécanique du texte, cette première séance a été entamée par la lecture, à voix haute, des vingt premières pages du roman de Balzac. Je voulais la mener jusqu’à l’entrée en scène de l’ami de Pons, Schmucke. Pour deux raisons : pour nous arrêter sur l’extraordinaire passage où Balzac présente Schmucke, d’autant plus généreux dans sa prose qu’il est économe de détails biographiques quant au personnage : « Ce pianiste, comme tous les pianistes, était un Allemand, Allemand comme le grand Liszt et le grand Mendelssohn, Allemand comme Steibelt, Allemand comme Mozart et Dusseck, Allemand comme Meyer, Allemand comme Doelher, Allemand comme Thalberge, comme Dreschok, comme Hiller, comme Léopold Mayer comme Crammer, comme Zimmerman et Kalkbrenner, comme Hertz, Woëtz, Karr, Wolff, Pixis, Clara Wieck, et particulièrement tous les Allemands. » Quelle formidable accélération phonétique jusqu’au bouquet d’en rire, quelle stupéfiante liberté, et, comme le fait remarquer Camille, quelle magnifique collection de pianistes qui vient clore la longue présentation de Pons en maniaque de la collection, lui-même transformé par certaines phrases en pièce de collection, décrit comme un « homme Empire » à la façon d’un meuble...
Il y avait une autre raison d’atteindre ce passage dans une première lecture, et ce sont les lignes qui précèdent, consacrées avec une belle insistance à la fable de La Fontaine « Les Deux Amis », fable immortelle qui seule empêche le Cousin Pons de porter ce titre, nous dit Balzac. Il fallait donc y aller voir - et de fait, on y trouve un intérêt majeur. La voici :

Les Deux Amis

Deux vrais amis vivaient au Monomotapa
L’un ne possédait rien qui n’appartînt à l’autre :
Les amis de ce pays-là
Valent bien, dit-on, ceux du nôtre.
Une nuit que chacun s’occupait au sommeil,
Et mettait à profit l’absence de soleil,
Un de nos deux Amis sort du lit en alarme ;
Il court chez son intime, éveille les valets :
Morphée avait touché le seuil de ce palais.
L’ami couché s’étonne, il prend sa bourse, il s’arme,
Vient trouver l’autre, et dit : il vous arrive peu
De courir quand on dort ; vous me paraissez homme
A mieux user du temps destiné pour le somme :
N’auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu ?
En voici. S’il vous est venu quelque querelle,
J’ai mon épée, allons. Vous ennuyez-vous point
De coucher toujours seul ? Une esclave assez belle
Etait à mes côtés, voulez-vous qu’on l’appelle ?
Non, dit l’ami, ce n’est ni l’un ni l’autre point :
Je vous rends grâce de ce zèle.
Vous m’êtes en dormant un peu triste apparu ;
J’ai craint qu’il ne fût vrai, je suis vite accouru,
Ce maudit songe en est la cause.
Qui d’eux aimait le mieux ? Que t’en semble lecteur ?
Cette difficulté vaut bien qu’on la propose,
Qu’un ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ;
Il vous épargne la pudeur
De lui découvrir vous-même.
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s’agit de ce qu’il aime. »


Nous voilà munis de deux informations capitales, alors que Balzac vient d’utiliser des mots extrêmement forts pour décrire la rencontre de Schmucke et Pons : « Ce vieillard de naissance trouva dans l’amitié un soutien pour sa vie, il contracta le seul mariage que la société lui permit de faire, il épousa un homme, un vieillard, un musicien comme lui. » En nous renvoyant aussitôt à La Fontaine, Balzac lève à sa façon ambiguïté sexuelle : au pays utopique de l’amitié, le Monomotapa, si l’un des deux amis se lasse de coucher seul, c’est à une « belle esclave » que l’on a recours. L’amour de Pons et de Schmucke, pour être aussi idéal et pur que l’a voulu le romancier, ne doit pas être sexué, quoiqu’en penseront les commères du voisinage dans notre Bonhomme Pons.
Surtout, la question que pose La Fontaine nous éclaire sur l’enjeu du roman : « Qui d’eux aimait le mieux ? Que t’en semble lecteur ? » Pons, ou Schmucke ? La question est d’autant plus importante que cette amitié élevée au rang du plus noble des sentiments - elle est de pur amour - est l’instrument de révélation du plus grand cynisme de la « jungle parisienne » des années 1830 (et vice-versa : c’est le cynisme encerclant les deux amis qui révélera l’étendue et la pureté de leur amour).
S’attarder sur La Fontaine me permettait encore d’aborder d’emblée un point tout à fait central du roman : la grande scène où la portière et gouvernante des deux amis, la Cibot, consulte une voyante. Cette scène se situe en effet exactement au milieu du roman, et cette voyante s’appelle, non pas Madame La Fontaine, mais tout de même Madame Fontaine. Centrale, la scène l’est par la manière dont Balzac traite de l’art de la voyante : de manière telle qu’on ne peut y « voir » qu’une métaphore, sinon une métonymie, de l’art du romancier, qui, par sa science des rouages les plus infimes du passé, peut éclairer sinon prédire l’avenir. De fait, si le lecteur ne le sait pas encore à cet endroit, Mme Fontaine va prédire l’avenir en vérité : tout se passera bien ainsi qu’elle le dit à la Cibot.
On évoque donc la notion de fatalité - quand le Cousin Pons parvient magistralement à déconstruire la fatalité en tant qu’elle est sociale dans le même mouvement qu’il la démontre dans la fiction, précipitant ses personnages au cœur d’une fatalité romanesque, mais implacable.
Au fil de la discussion, on s’arrête un instant sur la question de l’art. L’art est, dans le Cousin Pons, l’élément central, puisque le vieux musicien est habité par la joie de l’artiste, puisque la « véritable héroïne » du roman, dit Balzac, est sa collection d’œuvres d’art : la mécanique sociale qui va le broyer est une mécanique qui broie l’art au nom du seul intérêt. Cela dit, l’un des jeunes comédiens me fait remarquer qu’être collectionneur chanceux, c’est faire preuve de goût, ce n’est pas être artiste. Me voilà renvoyé à la nécessité d’étayer l’une de mes convictions les plus ancrées, celle que l’art se fait à deux ; nous nous engageons sur le terrain de l’échange qu’est à mes yeux le geste artistique - un échange que propose l’artiste mais que réalise le spectateur, ou le lecteur. C’est désormais « le regardeur qui fait le tableau », dit Duchamp, et nous nous mettons d’accord en revenant sur les Chants de Maldoror de Lautréamont : certes, c’est Isidore Ducasse qui les a écrits, mais ce sont les surréalistes, André Breton en tête, qui les ont « inventés », ou « réalisés », et en tout cas les auront littéralement mis au monde. De même, s’il a certes du goût, Pons a la capacité d’inventer les chefs-d’œuvre dans les vieilles toiles dénichées à la brocante : c’est là qu’il est artiste autant que collectionneur.


2. ESQUISSE DU BONHOMME PONS

Au bout de la discussion, voilà ce que l’on sait d’ores et déjà : le Bonhomme Pons, quand commence notre histoire, en octobre 2010, a 60 ans. Il est donc né en 1950 ; ses premiers souvenirs politiques datent de l’Algérie et du retour de de Gaulle ; il avait 18 ans en 1968, ce qui lui a permis de goûter quelques fois au plaisir, en cette époque où sa laideur était perçue comme une « originalité » ainsi que celle du jeune cousin Pons sous l’Empire. D’évidence, ces années 68 et les bouleversements sociaux qui les ont accompagnées seront au cœur de la narration, quand c’est peu après qu’en tant que musicien notre Bonhomme a eu du succès avant de s’enfoncer dans l’anonymat musical d’une époque dépassée.
Il déboule dans le roman en descendant les Grands Boulevards sur un deux-roues clairement daté, un solex noir ou un ancien scooter Vespa à roue de secours ; il porte un grand Burberry soigneusement entretenu dont les pans volent au rythme de sa course euphorique, il a sur la tête un casque bol à l’antique. Comme à l’indispensable chapeau de son ancêtre le Cousin Pons, sur les pièces de cuir du vieux casque, au bord inférieur, « de hautes et larges oreilles impriment des marques blanchâtres, vainement combattues par la brosse ».
Si la métaphore du théâtre ouvre le Cousin Pons rythmé par le vocabulaire de la collection, celle du cinéma vient ici spontanément. Notre Bonhomme, un dimanche matin, volant sur les Grands Boulevards vers un bon dîner, apporte aux spectateurs en terrasses le bonheur d’un petit tour dans un film de Truffaut ou d’Eric Rohmer.


3. QUESTIONS OUVERTES

Toute la fin de la séance a été consacrée à débattre d’hypothèses majeures qu’il faut résoudre avant d’envisager l’écriture. D’abord sur l’état de Pons - il est certes musicien, il a connu un éphémère succès, mais dans quel registre ? On écarte sans hésitation le classique ; la musique de variété de qualité semble avoir l’avantage. Où exerce-t-il ? Le Cousin était chef d’orchestre dans un théâtre des Boulevards : un bon musicien, une carrière ratée. Imaginera-t-on que notre Bonhomme, après avoir en tant que compositeur créé quelques succès dans les années 70, lui-même enregistré un ou deux vinyles qu’on ne peut plus écouter, travaille désormais dans une boîte de spectacle façon Crazy Horse ? L’hypothèse de la production cinématographique ou télévisuelle, qui jouerait de la métaphore initiale et permettrait de le plonger dans un univers où se côtoient actrices et politiques, semble compliquée - sauf, précisent plusieurs participants, à l’imaginer à l’orchestre d’une émission ringarde façon « Vivement dimanche ». J’objecte sa laideur peu télévisuelle, mais l’on ne voit pas les musiciens à l’écran, me répond-on.
Autre question largement débattue, et d’évidence centrale : la collection. Les propositions fusent, y compris celle des arts déco, mais qui risquent de poser un problème d’encombrement, ou celle d’une collection de planches et éditions originales de « comics » qui ont pris une valeur considérable ces dernières décennies : notre Bonhomme les aurait découverts en voyageant, à l’époque du succès, non pas en Italie, mais aux Etats-Unis. Sinon que le rapport à l’art, essentiel, peut paraître ici trop discutable. On évoque les arts premiers, les masques africains - mais l’envol économique de ces collections est un peu ancien, peut-être, quand le roman commence fin 2010. Je garde en réserve l’hypothèse, non pas de la bibliophilie (comme le remarque Antonin, le rapport à l’art ne serait pas évident non plus : un poème de Rimbaud n’est pas plus beau dans l’édition originale qu’en livre de poche), mais des « vieux papiers » - correspondances, partitions manuscrites, gravures accompagnant les éditions originales qui peuvent peu à peu l’avoir amené à collectionner, sinon une planche de Picasso destinée à illustrer un poème de Paul Éluard, par exemple une série d’encres de Chine de Henri Michaux ?
La discussion est ouverte, va se prolonger - vous êtes invités à y réagir, et aussi bien à venir y participer, lundi prochain !


Prochain atelier : le lundi 30 janvier, de 13 h à 14h30 ; l’inscription se fait auprès du service réservation de la Maison de Balzac : 01.55.74.41.80.

25 janvier 2012
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