Christian Garcin & Patrick Devresse | Mini-fictions, 35. Les abysses

photos Patrick Devresse, textes Christian Garcin.
Une série de textes et images en dialogue, à suivre en son intégralité ici


©patrickdevresse


Après avoir lu dans une très sérieuse revue scientifique une théorie selon laquelle l’univers que nous connaissions était juste un parmi un nombre gigantesque de mondes, dont certains étaient presque identiques au nôtre alors que la plupart étaient très différents, et que tous ces mondes, aussi réels les uns que les autres, existaient en permanence dans le temps, et possédaient des propriétés précisément définies, le jeune Gaspard Maisonnée eut beaucoup de mal à se résoudre à l’impossibilité, pour lui comme pour quiconque, d’aller à loisir en explorer un ou deux, lui qui se sentait depuis toujours si mal dans le sien. Ce fut sans doute cette insatisfaction qui détermina sa vocation d’océanographe. Les univers qu’il explora dès lors n’étaient pas à proprement parler parallèles au nôtre, mais ils s’inscrivaient secrètement au plus profond de ses recoins, loin des regards, développant des formes de vie étonnantes et variées selon des modalités provoquant parfois chez l’observateur ce sentiment d’ « inquiétante étrangeté » que le psychologue Ernst Jensch avait défini en 1906 comme étant toujours lié à une situation de doute qui survenait notamment lorsqu’on se demandait si un être apparemment animé était véritablement vivant, ou si, inversement, un objet sans vie pouvait être en réalité animé. Et c’est ainsi qu’en observant les iridescentes et nacrées iridogorgiae qui déploient l’éventail plumeux de leurs milliers de fins rayons de part et d’autre d’une colonne centrale en tire-bouchon, les « vers lacets » longs de plus de trente mètres et épais de quelques millimètres qui grâce à leur trompe réversible nettoient méthodiquement les fonds marins, les macropinnae macrostomae, placides poissons dont les yeux tubulaires ne se trouvent pas sur la face mais repliés à l’intérieur d’un crâne transparent à travers lequel ils observent leur environnement, les baudroies de Johnson dont l’immense bouche est garnie de plusieurs dizaines de longues dents très fines qui se replient en arrière une fois la proie avalée, les poissons-trépieds qui se déplacent sur les fonds marins grâce à leurs nageoires en forme d’échasses, ou encore les stomatopodes, fausses crevettes qui assomment leurs adversaires à puissants coups d’organes génitaux d’une invraisemblable célérité (deux millionièmes de seconde), Gaspard Maisonnée passa le plus clair de son temps dans des univers mystérieux qui, s’ils n’étaient pas parallèles au nôtre, satisfaisaient cependant le puissant désir d’éloignement et de totale étrangeté au monde qu’il avait, depuis l’enfance, senti croître au fond de lui.






Christian Garcin est écrivain, à lire notamment sur remue.net - lire en particulier cet entretien paru en août 2014,à la parution de Selon Vincent (Stock). Christian Garcin est auteur de nombreux livres chez de nombreux éditeurs - on se référera à l’excellente bibliographie du site des non moins excellentes éditions Verdier, ainsi qu’à sa notice wikipedia, pour en saisir l’ampleur.

Patrick Devresse est photographe. De lui, Dominique Sampiero dit : "Patrick Devresse est un homme qui regarde. Qui scrute doucement le réel autour de lui. Comme ça. Mine de rien. Et même parfois qui baisse les yeux en souriant. L’esprit ailleurs. Comme si poser une vigilance sur le monde et vivre étaient intimement liés."
Voir son site http://www.patrickdevresse.com/, et son parcours personnel.

28 décembre 2015
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