Claude Simon, par Jean-Claude Lebrun

Nous nous permettons de reprendre ce texte paru dans l’Humanité du lundi 11 juillet 2005

copyright L’Humanité / Jean-Claude Lebrun.


Une aventure d’écriture sans égale

Le prix Nobel de littérature en 1985 est mort à l’âge de 91 ans. Son oeuvre a bouleversé la littérature du XXe siècle dans sa nature même autant que dans son rapport au réel puissamment réinventé.

C’est l’une des plus prodigieuses aventures d’écriture du XXe siècle qui s’achève avec la disparition de Claude Simon. L’équivalent dans la littérature de ce qui s’est produit avec Juan Miro dans la peinture et Pierre Boulez dans la musique, deux grands inventeurs de formes avec lesquels l’écrivain s’affirmait d’ailleurs en complète affinité. Car il ne faut pas s’y tromper : dans l’ordre littéraire, Claude Simon fut très exactement à la seconde moitié du siècle ce que Proust avait été à la première. Par l’importance fondamentale du travail de mémoire. Par une écriture qui cherche sans cesse à en épouser les cheminements. Enfin par la nature totalisante de l’oeuvre.

Mais tandis que la démarche romanesque de Proust désirait aboutir à un « temps retrouvé », une résurrection par l’écriture du « temps perdu », celle de Claude Simon, après de premières tentatives infructueuses, avait pris une tout autre orientation. Il s’agissait pour lui, en une succession de tentatives toujours recommencées, de restituer la simultanéité des impressions et des sensations, par lesquelles, de façon forcément fragmentaire, chacun se trouve conduit à construire sa lecture du réel : « L’écrivain ne transforme pas le monde, mais il transforme la connaissance qu’on en a », avait-il coutume de déclarer. D’où la nécessité de remettre indéfiniment l’ouvrage sur le métier, dès lors que la mémoire et l’écriture ne cessent pas de mutuellement s’alimenter, de travailler et de se transformer ensemble. L’écriture de Claude Simon peut donc être considérée à la fois comme la source et l’aboutissement d’un projet à vrai dire sans égal dans l’histoire littéraire : « L’écriture ne reproduit pas, elle produit quelque chose qui n’existait pas avant d’avoir été écrit. » Jamais avant lui ne fut affirmée avec autant de force l’existence de la littérature à la fois comme écho et alter ego du réel.

Si Proust, se plaisait à rappeler Claude Simon, « a vécu une douillette existence d’imbécile au milieu d’autres imbéciles, et a écrit avec la Recherche l’un des quatre ou cinq plus grands textes de toute l’histoire de la littérature », lui-même eut du temps et de l’histoire une expérience autrement tragique. Né à Tananarive le 10 octobre 1913, Claude Eugène Henri Simon, descendant en droite ligne du conventionnel régicide Lacombe-Saint-Michel, se retrouva très tôt en effet orphelin de son père, un officier de carrière qui fut porté disparu dans les premiers jours de la Grande Guerre, le 27 août 1914. Ce fut un autre 27 août, à un quart de siècle de distance, en 1939 (« la réalité dépasse la fiction de très loin, elle me semble beaucoup plus romanesque que les romans »), que Claude Simon à son tour monta à Perpignan dans le train qui devait le conduire plein nord, vers sa propre guerre, qu’il ferait sur un cheval contre des tanks.

Entre-temps, le jeune homme de bonne famille, déjà un peu rebelle, avait été renvoyé en 1930 de la math sup de Saint-Louis et, pas mal artiste, pratiqua la peinture et la photo bien au-delà du simple amateurisme. Il était passé par l’URSS, par l’Espagne aussi, où il avait côtoyé les anarchistes pendant la guerre civile. Fait prisonnier en 1939, à l’issue d’un épisode « absurde » qui prendra forme romanesque vingt ans plus tard, dans la Route des Flandres (1960), la pièce centrale de son oeuvre, il s’était évadé et était revenu à Perpignan, où il avait commencé d’écrire : « J’étais un peu comme tous les jeunes : on essaie. J’ai essayé de la peinture, de l’écriture, diverses activités. Et puis il semble que ça a mieux marché en écrivant qu’en peignant », expliquait-il modestement en 1989. La scène finale de l’Acacia, qui reprend la première page d’Histoire (1967), le montre précisément après son retour, à sa table de travail, entamant de premiers travaux d’écriture. Douze romans verront alors le jour, entre 1945 (le Tricheur) et 1981 (Géorgiques). On y rattachera trois grands livres d’ambition et d’esprit romanesques, même s’ils ne portent plus cette appellation, l’Acacia (1989), le Jardin des plantes (1997) et le Tramway (2001). Claude Simon donnera également des textes sur la peinture et la photo. Sans oublier ses deux publications théoriques majeures, Orion aveugle (1970), un ouvrage capital de réflexion sur son art, alors que Claude Simon se lançait dans des recherches nouvelles sur les formes romanesques, et le Discours de Stockholm, véritable explicitation de sa méthode, qui suivit l’attribution du prix Nobel de littérature, en 1985.

Claude Simon n’autorisa jamais la réédition de ses premiers livres, selon lui encore trop massivement influencés par une conception traditionnelle du récit. Sa « manière », telle qu’elle se constituera par la suite, jusqu’à atteindre son propre classicisme dans les derniers livres, commence de se manifester en 1957 avec le Vent et l’année suivante avec l’Herbe. À partir du récit familial, des souvenirs qui l’assaillent, de la guerre et de l’histoire, il s’agit pour lui d’opérer des tentatives de restitution fragmentaires, à l’image d’une mémoire non seulement unilatérale, mais lacunaire et variable, qui rend toujours fragiles, sujettes à caution, leurs traductions écrites. Et pour cela exigent de l’écriture un constant travail d’affinement, d’écho et de reprise. Lui fournissant en même temps sa permanente motivation, lui procurant son inépuisable impulsion. Avec au bout la recomposition quasi picturale d’une réalité perçue comme éclatée. Ce que Claude Simon expliquait à sa façon : « Je n’ai pas fait ma classe de philosophie, mais mathématiques supérieures et spéciales. Le premier chapitre de math sup c’est Arrangements, permutations, combinaisons. Voilà exactement ce que je fais. » Ce qui revenait à dire que l’écrivain se trouve contraint d’essayer de donner un ordre à ce qui n’en a pas.

La traduction du projet apparaît immédiatement spectaculaire. Et rapidement fascinante. Un immense télescopage biographique, géographique et historique. Avec, omniprésente, cette scène fondatrice du cavalier qui, dans la Route des Flandres, erre sur une route balayée par la mitraille, derrière le colonel qui a conduit son régiment entier au massacre. Vers ce tableau d’un massacre absurde semble en effet confluer toute la mémoire. De ce tableau surgit en retour l’oeuvre littéraire, par expansions successives, par un continu mouvement de concrétion. Pour aboutir à l’ouverture sublime du Jardin des plantes, l’avant-dernier livre : trente pages à la typographie fragmentée, des blocs de récits juxtaposés, proposant à l’oeil du lecteur une simulation de ce qui se joue dans la conscience. Avec dans le même temps la perception d’un pan de présent, la remontée des souvenirs et le libre mouvement du flux de conscience. Claude Simon approchait au plus près l’effet de simultanéité qu’il s’était fixé comme objectif.

Dans la suite du texte, après cette véritable mise en page du projet littéraire, on retrouverait la phrase ample, sinueuse, avec des qualificatifs en cascade, des enfilades de participes présents pour fixer le déferlement des images, des parenthèses s’emboîtant les unes dans les autres, pour s’approcher d’une précision pressentie d’avance comme impossible. Aboutir à une sorte de réel brut, débarrassé de ses grilles de lecture, et pour cela rendu à sa tragique absurdité, tel se présente finalement ce programme. À rapprocher de la phrase d’Alain Robbe-Grillet, tant de fois reprise par Claude Simon : « Si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien - sauf qu’il est. » Cependant celui-ci n’en tirait aucune conclusion nihiliste : « Le bonheur, le malheur, le plaisir, la souffrance, le désir, la faim, les frustrations, la maladie, la satiété... il me semble que cela forme un tout, et puis ensuite, qu’on le veuille ou non, c’est inéluctable. Alors ? Ce qui ne veut pas dire qu’il faille accepter, se soumettre, se résigner, mais essayer d’assumer. C’est tout. »

Car cette littérature des objets, des séries d’images, des arrangements et des combinaisons, s’organise à partir d’un je, un sujet historique complètement engagé dans son temps, qui fait éclater la structure classique du récit, sans pour autant renoncer à écrire des « histoires ». Cela restera la grande force d’innovation et, pour tout dire, l’incomparable modernité de Claude Simon.

Jean-Claude Lebrun
14 juillet 2005
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