un événement considérable
où l'on assiste à l'ouverture de Folies d'encre
puis l'on découvre à Montreuil un étrange Jardin des langages

photographies Dominique Hasselmann - textes François Bon
entretien avec Jean-Marie Ozanne par Dominique Hasselmann

L'événement considérable, c'est qu'un libraire ne se contente pas d'agrandir sa librairie, mais, en ces temps difficiles et incertains, se lance dans la construction d'une librairie neuve. Qui plus est, non pas façon Virgin sur les Champs-Élysées, mais en banlieue de Paris, dans la populaire Montreuil, au métro Croix-de-Chavaux. La librairie s'appelle Folies d'Encre, elle a essaimé ailleurs en Seine Saint-Denis, mais à Montreuil c'est l'antre de son fondateur, Jean-Marie Ozanne.

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C'est une couleur, Folies d'Encre, une librairie qui a toujours privilégié les marges. A l'image de la ville, une idée de la création hors champ, des voisinages large spectre, grosse section polar et sciences humaines pointues, tous les arts du graph' et des musiques d'aujourd'hui, et puis un rayon enfant où le libraire (c'est lui, en haut à gauche) a planté un majestueux et ironique divan rouge: le goût, on vous dit, de ne pas faire comme tout le monde. D'ailleurs ici ce ne serait pas possible. C'est aussi Jean-Marie Ozanne qui a conçu l'espace autour du majestueux escalier à double volée. On vous recommande d'agrandir le panneau noir en vitrine: un bel hommage à tous les professionnels de la chaîne du livre. D'ailleurs à Montreuil il y a une école de libraires, et JMO est au conseil d'administration. Une machine à écrire d'antan, plus loin une machine à coudre Singer (en l'honneur, croit-on secrètement savoir, de Lydie Salvayre), et parmi les tables, celle-ci consacrée à la littérature de voyage, et qui donne l'ambiance, la singularité. Croyez-vous qu'on y expose, près de Segalen, le Près d'Aubervilliers de Thierry Beinstingel ? Un voyage qu'on devrait organiser, avec Didier Daeninckx comme guide touristique, de Montreuil à Auber...


Non, Dominique Hasselmann, en bon envoyé spécial de remue.net, n'a pas découvert ça par hasard. C'est à trois cents mètres à peine, en prenant la rue François-Debergue vers l'ancienne Folies d'Encre. On passe devant les bureaux du Salon du livre de jeunesse, c'est là que Méliès, autrefois, a tourné ses grands films, le Voyage dans la Lune... Cela suffit pour conférer à une rue sa mémoire, son aura. L'ancienne fabrique est devenue le monde en chantier d'Armand Gatti et sa Parole Errante. Je considère (moi, François Bon), Stéphane (fils d'Armand) comme frère pour de vrai (vous suivez?), on n'a sans doute pas assez partagé, sur nos routes parallèles, mais on s'y est toujours croisés. Stéphane a fait un film à partir de mon Décor Ciment, on a ensuite tourné ensemble, du temps de Qu'est-ce qu'elle dit Zazie?, un documentaire: Au bout de ma rue. Et puis on a travaillé tout un hiver dans un quartier de Bagnolet, tout près (je mets les liens, mais les pages sont restées comme on les avait installées: déjà 6 ans...). Stéphane a un gros défaut: il est étanche à l'Internet, les amis de l'EntreTenir à Saint-Dizier l'ont constaté aussi. Son art à lui, c'est l'intervention non virtuelle. Je l'ai connu investir des parkings, des hôpitaux, le toit d'une usine, ou une passerelle abandonnée au-dessus de l'autoroute A3. Stéphane, il lui faut l'odeur de la sérigraphie, des presses de 8 tonnes récupérées d'une imprimerie en déroute et réinstallées dans un squatt, il lui faut sa caméra, son poste à souder, sa vieille bagnole (ah non, pardon, le break CX a rendu l'âme...), il lui faut Benoît Artaud pour le son, et maintenant souvent ses propres fils dans l'équipe, comme lui était autrefois venu renforcer l'équipe de Sauveur, Dante dit Armand (et que même Stéph appelle "Gatti" tout court)... Je me souviens d'une fois où j'étais enfermé dans une cabine téléphonique, en face la médiathèque John Lennon de la Courneuve qui n'ouvrait pas, avec 3 mecs cagoulés qui voulaient me braquer mon Mac portable (mon second, le 145), et c'est Stéphane avec le break qui m'avait récupéré à la volée... Ici, avec des lycéens de Montreuil, ils procèdent à une exploration de la fameuse Affiche Rouge de la résistance. Agrandissez pour lire, et découvrir son étrange Jardin des Langages... Il n'y a que ceux qui ne le connaissent pas qui seront surpris!


Fascinante Montreuil, collée à Paris, accolée plutôt à la capitale par ce no man's land avec un hôtel Ibis d'au moins 30 étages (j'y ai dormi, tout en haut), le périph et les puces. Maintenant, un lieu privilégié de résidence, où on croise à faire ses courses Ariane Ascaride ou Sylvain Kassap ou François Clavier, ou le Centre dramatique de Gilberte Tsaï et Jean-Christophe Bailly... Mais la brique du vieux monde ouvrier, mais ces cours de petites entreprises (Colorine) où on retrouve l'exacte description de tel Simenon, mais ce café The Doors où je jurerais bien qu'un jour, avec Jean-Marie Ozanne justement, qui avait garé devant sa grosse moto, on a pris un café, ou Robespierre l'épilation définitive, le comptoir électroménager gros 1/2 gros ou évidemment Ernest Pignon Ernest pour s'envoler... Montreuil c'est presque déjà le nouveau Greenwich Village dernier cri, ça aidera Ozanne. Je m'en voulais ce matin, quand j'ai découvert qu'il pleuvait, d'avoir demandé à Dominique Hasselmann s'il acceptait d'aller me photographier la nouvelle Folies d'Encre. Quand j'ai reçu les photos, cet après-midi vers 16 heures, j'étais presque jaloux de sa balade. Il manque une chose, l'adresse: c'est simple, métro Croix de Chavaux, vous vous retournez, c'est là

quelques propos de Jean-Marie Ozanne

« J’ai ouvert la première librairie Folies d’Encre en 1981, une bonne année. Au départ, elle ne faisait que 45 m2, elle est passée à 120 m2 puis à environ 300 m2. Le problème, c’est qu’elle était située dans un quartier piétonnier de Montreuil, rue François Debergue, et qu’il y a une sorte de « club » qui se crée dans cet espace. Or le livre doit circuler au-delà de ce « club ». J’ai trouvé cette nouvelle librairie, inaugurée ce 13 novembre, grâce... au directeur du Monoprix situé juste à côté. Ainsi, nous sommes maintenant en plein centre.
Cela n’a pas été un simple déménagement mais une véritable construction, puisque, contrairement à d’autres librairies, nous n’avons pas occupé un local existant et installé des rayonnages dedans, mais j’ai dessiné les plans de ce que je voulais pour y mettre ensuite les livres ! C’est pourquoi nous avons ces larges escaliers qui mènent à l’étage et cet endroit spacieux, moderne, où l’on peut circuler librement entre les tables.
Ce que je souhaiterais, c’est que l’on dise, dans dix ou douze ans : « Comment s’appelle donc le grand magasin qui est juste à côté de la librairie Folies d’Encre ? »
Je suis également éditeur (collection « Folies d’encre » chez Eden), et je ne distingue pas de différence dans la chaîne éditeur-auteur-lecteur. Je me sens beaucoup plus appartenant à cette chaîne globale que défini comme un libraire seulement.
Nous avons 2000 fournisseurs, donc il est difficile de faire la différence entre ce que nous recevons des « grands éditeurs » et des « petits ». Disons que le rapport entre « grands » et « petits » est d’environ 80/20, mais les ennuis ou les difficultés sont à 50/50 !
Mon ambition est d’augmenter de 30 % le chiffre d’affaires annuel, et j’aime la petite musique de la caisse enregistreuse...
Je travaille environ 50 heures pour la librairie par semaine, plus un « quart temps » pour l’édition : c’est-à-dire la nuit !
Je pense que ce métier est avant tout une affaire de désir.
Il faut tenter de faire que le livre soit un enjeu de désir.
C’est pourquoi nous devons inventer des machines à fabriquer du désir (Internet en est une), même si le désir est insaisissable ! »

d'une conversation avec Dominique Hasselmann, jeudi 13 novembre 2003

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