« Dans la plupart des forêts reculées les routes n’existent qu’à l’état de légendes »
Il y avait autrefois deux jeunes gens qui faisaient partie de la cour du roi du Ciel.
L’un était préposé à la garde du palais.
L’autre était une jeune fille chargée de broder les étoffes étoilées avec lesquelles on confectionnait les vêtements du roi.
Ces deux jeunes gens s’aimaient tendrement et finirent par se marier.
Quelque temps après leur mariage, la femme ayant négligé son travail, le maître du Ciel pour l’en punir, et la forcer à remplir sa tâche en empêchant son mari de la déranger, la transporta sur l’autre rive du fleuve d’Argent [1]
Depuis ce temps, le mari que retiennent à la cour les devoirs de sa charge n’obtient la permission de rendre visite à sa femme qu’une fois par an.
C’est à cet effet que chaque année, à une époque fixe, tous les corbeaux de la terre montent au ciel et construisent, sur le fleuve d’Argent, un pont qui permet aux amoureux de se rejoindre.
Ce serait inutilement que l’on chercherait, ce soir-là, un seul corbeau sur la terre car ils sont tous au rendez-vous.
Le lendemain, ceux qu’on aperçoit ont, tous, les plumes de la tête usées par le frottement des pierres qu’ils ont portées.
Pendant la nuit où ces deux habitants des cieux doivent se rencontrer, on voit les filles sortir devant la porte de leurs habitations en tenant à la main une aiguille et du fil qu’elles cherchent à enfiler dans l’obscurité.
Elles croient, en y réussissant, qu’elles deviendront adroites aux travaux de couture et de ménage.
Elles demandent également à trouver un époux de leur choix car, ce soir-là, les prières qui sont adressées à ces deux divinités sont exaucées.
Cette légende, paraît-il, se rapporterait à deux étoiles qui font leur jonction tous les ans à une époque déterminée.
« Le pont des corbeaux », traduit de l’annamite, avait paru dans la revue Le Mercure de France en janvier 1961. Il fait partie de la centaine de textes rédigés par Georges Bloy que rassemble Contes et récits des peuples moïs et annamites qui a paru cette année aux éditions des Malassis.
Des annexes complètent l’ouvrage : deux fac-similés du manuscrit qui portent les corrections de Léon Bloy, frère aîné de Georges ; « Léon Bloy et son frère Georges », un article de Maurice Dubourg qui lui a consacré une monographie ; « Jésus-Christ aux colonies », chapitre XII de Le Sang du pauvre, roman paru en 1909, où Léon Bloy évoque la figure de son frère.
Un résumé chronologique de la vie de Georges Bloy introduit ces textes écrits entre 1870, année où il débarque à Saïgon, et 1886, où il est condamné à six ans de travaux forcés et vingt ans d’interdiction de résidence pour avoir, selon l’acte d’accusation, pillé en bande plusieurs villages et participé à un trafic d’armes avec des révoltés cambodgiens.
La plupart des textes sont inédits, quelques-uns ont paru dans des revues de l’époque comme Le Foyer illustré, Excursions et reconnaissances et dans le Journal officiel de la Cochinchine française.
Anecdotes personnelles, contes et légendes traduits de l’annamite et du cochinchinois, aventures « facétieuses », récits de la chasse aux singes, aux éléphants, études de mœurs, proverbes, remarques sur le commerce et l’agriculture, sur la gastronomie, la literie, les coquillages, les remèdes, les drogues, les poisons, les interdits traditionnels, les relations entre créanciers et débiteurs — l’ensemble forme un immense matériel ethnographique bien avant les travaux de Georges Condominas sur le Vietnam.
Tour à tour secrétaire auxiliaire aux Constructions navales, cantonnier, gardien de pénitencier, Georges Bloy fréquente ceux qu’on appelle alors les « indigènes » dont il ne cesse de prendre la défense contre les représentants de l’État français. Il est un des premiers Occidentaux à pénétrer dans certaines contrées aux confins « des royaumes du Tibet, de la Birmanie, d’Annam, du Cambodge, du Laos, de Siam et de la colonie française de Cochinchine ». Il vit deux ans avec les Moïs, note ce qu’il voit, relève ce qu’il entend. Il dénonce régulièrement les abus de l’administration coloniale, se bat à coups de poings et de plaintes déposées contre les autorités. Il est emprisonné à plusieurs reprises pour outrages à magistrat, vols, trafic d’armes. De Paris son frère le soutient, entreprend des démarches auprès des ministères pour le faire libérer. Dans une lettre du 8 mars 1861 il écrit au bibliothécaire genevois Louis Montchal, grand ami et correspondant :
« J’ai un frère qui vient d’être condamné à six ans de travaux forcés, et je suis très fier de ce frère.
Georges Bloy, un de mes cadets, habite la Cochinchine depuis vingt ans en qualité de pionnier et de chasseur. C’est une espèce de boucanier, tueur de tigres et de rhinocéros, d’une vaillance invraisemblable et d’une force musculaire terrible, mais doué pour son malheur d’une âme à la Don Quichotte ou à la Léon Bloy. Vivant au milieu de sauvages dont il parle la langue, et dont il a épousé les mœurs, il n’a pu supporter l’épouvantable système d’oppression et d’exactions pratiqué sur l’aborigène par les administrateurs français, commme il s’est toujours pratiqué dans les colonies anglaises, portugaises, hollandaises, etc. Quand on désire la femme, l’enfant ou le bétail d’un malheureux sauvage, on met le père à la torture et tout est dit. Georges s’est donc fait l’avocat de ces misérables contre quelques fonctionnaires d’abord, puis contre toute l’administration supérieure liée d’intérêt avec ces brigands subalternes qu’elle pille à son tour […]. »
Ses démarches restent vaines. Après six années passées au bagne en Nouvelle-Calédonie et six années supplémentaires de résidence forcée puisque les peines inférieures à huit ans étaient doublées, Georges Bloy meurt là-bas en 1908, à l’âge de soixante ans.
Une génération plus tard, en 1930, André Malraux publie La Voie royale où un aventurier du nom de Perken accompagne Claude Vannec, jeune archéologue et narrateur du roman, dans le but de retrouver et vendre pour leur propre compte les bas-reliefs de temples enfouis dans la jungle le long de l’ancienne « voie royale » siamoise. Le dispositif romanesque est identique à celui élaboré par Joseph Conrad dans Au cœur des ténèbres : un aventurier, Kurtz ; un narrateur : Charles Marlow. Grâce à cette édition, l’ombre de Georges Bloy, figure fantasque, brouillonne, désespérée, hantera nos relectures de ces deux grands romans.
[1] C’est le nom que donnent les Annamites à la Voie lactée. (NdA).