Emmanuel Darley ⎜ Ecrire pour le théâtre

Écrire pour le théâtre...

Écrire pour le théâtre c’est écrire pour des voix, des corps, écrire pour qu’il y est du bruit mais aussi du silence, du mouvement mais aussi des arrêts, des gestes suspendus. Donner à la langue le pouvoir d’être en vie, d’être partage, d’être cadeau. J’ai écrit cette pièce dans le cadre d’un chantier d’écriture et c’est comme si c’était un autre qui l’avait écrite : des mots, des idées, un sentiment théâtral et puis l’humour, jamais entrevu auparavant, peut-être ça, ce moment d’écriture fiévreux qui contribue à donner envie d’écrire, encore et toujours, pour le théâtre aujourd’hui.Pas bouger. Dans l’écriture de cette pièce, dans mon écriture tout court, il me semble que quelque chose, pour le coup, a bougé, que j’ai progressé dans une direction longtemps recherchée.

Si ce qui se dit entre A et B, vient en droite ligne de ce qui dans mes textes, romans ou théâtre, se joue depuis toujours, nécessité et peur d’avancer, quête d’identité, besoin de “devenir”, solitude, la langue et le ton qui l’expriment sont nouveaux.

Si la frontière entre roman et théâtre, entre narration et parole qui s’affirme, me semblait jusque là très mince, pas réellement, par l’écrivain que je suis, trouvée, là, dans ce dialogue “ping-pong”, l’évidence théâtrale m’a tout de suite semblé présente.

Précisons : dans le roman Un Gâchis, le personnage, la voix qui dit “je”, raconte la solitude, le lent apprentissage du silence et l’oubli, peu à peu, de la parole. Puis, une fois l’enfant rencontrée, les sentiments, l’échange, l’humanité reviennent s’imposer et la parole avec eux, primordiale, bénéfique, un mot, des mots réapparaissent, et la langue, en même temps que l’être se reconstruisent. Mais cette langue qui reprend forme reste cachée dans les mots, les phrases de l’écrivain, c’est une langue intérieure, construite, qui dit cette renaissance : on n’entendra pas directement cette langue originelle, ces restes de langue.

Dans Pas Bouger, au contraire, B possède de suite sa langue, langue d’ailleurs, d’à côté, langue d’avant ou d’après la langue. Bout de phrases, jet de mots, vocabulaire minimal, seuls sont présents les mots utiles, ceux qui disent l’immobilité, le regard fixe, ceux qui disent la rigueur et la monotonie de la vie Ming : attendre, faire trois pas, faire affaire, etc... Pas besoin d’autres mots, plus besoin en tout cas. C’est une langue réduite sans être une langue pauvre. C’est une langue qui s’est, avec le temps, oubliée. Parce que A passe par là, la langue de B bouge, reprend forme, retrouve ses mots.

Chacun des personnages a sa langue, elles se heurtent, se télescopent pour finir par se nourrir l’une de l’autre. Chaque situation invente sa langue, d’un côté celle du mouvement, du vocabulaire sans cesse enrichi par le voyage, les rencontres, par la réflexion aussi ; de l’autre celle immobile, celle de la répétition, répétition des Ming, identiques, invariables. Dire Moi, pas bouger, c’est s’affirmer simple pion, rouage de l’ensemble Ming, le moi n’est pas individuel mais collectif. La confrontation avec A, ce qui fera B bouger, cet élargissement de la langue, c’est d’enfin s’affirmer, sortir de la masse, exister pour soi, quitte à trahir, quitte à, sur son identité première, l’identité de naissance, faire une croix.

Restes de langue enfantine, langue ressurgie d’un long temps de silence, d’un désir de garder tout enfoui, langue nouvelle, originelle, venue comme anti-bavardage, contre l’abus de mots, contre la propension de notre époque à tout dire, à trop dire, contre la masturbation des discours. En utilisant, ici, l’infinitif, manière sans doute de m’effacer derrière l’écriture, ma langue de théâtre, là, je crois, a pris naissance.

C’est quoi là ?Tu crois convaincre qui hein qui va croire ton histoire hein pas pensable comme histoire rien à faire hein pas dieu possible raconter ça rabâcher continuer dire toujours même chose et encore parfois bouche cousue à rabâcher oui les mêmes mots dans la tête à se faire bourdonner les oreilles

Pas pensable non mais oh où tu te crois à baliverner des sornettes qu’est-ce que c’est ça des sornettes douze heures trente déjà eh oui déjà à force hein marcher comme ça tourner en rond à travers ville le temps ça passe me disait bien le ventre qu’avait faim tu penses douze heures trente douze heure trente et une même maintenant quatorze kilomètres rien qu’à tourner autour la place quelques rues avoisinantes à baisser les yeux histoire voir sur le trottoir quelque chose qui traînerait pourquoi pas de quoi bouffer ou bien qui sait

Histoire quoi invention trucs qui viennent à l’esprit qu’on construit bon qu’on essaye à construire drôle d’idée trouver des trucs pour des histoires pouvoir raconter tu crois convaincre qui tu y a pensé

Douze heures trente-deux quatorze kilomètres et deux cents mètres peut-être deux cent dix mètres à vérifier faudra penser la prochaine fois à prendre le décimètre histoire compter les pas pour pas se foutre dedans et se retrouver là à pas être précis

Ouais précis c’est ça qui compte non rien à faire d’autre que marcher là à tourner en rond centre-ville pas de travail pas de famille rien du tout tu parles que tu dis tu sais bien la famille que tu as les enfants et la femme à la maison à attendre que t’es marre de tourner alentour à foutre ta vie en l’air qu’est-ce que c’est cette histoire où t’as été pour trouver ça là à raconter marchons ouais marchons qu’un sang impur abreuve nos sillons des sillons quoi c’est ça un truc à la campagne un truc où foutre les graines après qui font le blé rien manger de longtemps tu penses douze heures trente-quatre faudrait penser à respirer

Un temps
Bien penser tout noter rien laisser au hasard
Un temps
Tu crois convaincre qui hein des histoires qui n’ont ni queue ni tête des histoires de dormeurs debout douze heures trente-six où qu’on va s’arrêter poser le cul par terre faire la pause dans la marche en rond alentour tout autour de la ville enfin quoi centre-ville pas terrible ici c’est quoi cette ville pas terrible rien de terrible à voir des filles bon mais quoi pas le temps douze heures trente-sept allez trente-huit parce que c’est toi quinze kilomètres à tout casser des kilomètres c’est pas ça qui manquera y a qu’à marcher

Des kilomètres de trottoir monter descendre fouler au pied le bitume grave à éviter enfin tenter éviter les bagnoles lancées là vers moi toute berzingue y a pas un feu là ducon un feu tu sais rouge vert orange et rebelotte quand c’est rouge tu t’arrêtes personne avant te l’as dit t’as pas pensé le permis repasser

Rien de rien faut poursuivre douze heures quarante j’ai manqué oublier regarder la montre bien penser tout noter rien laisser au hasard regarder par terre devant soi rapport aux choses dont j’ai besoin histoire de continuer à déclamer les balivernes quelque chose quoi qui traînerait jeté ou laissé là par hasard pas forcément un biffeton ou un portefeuille plein aux as non quelque chose peu importe qu’est-ce que ça fout hein et puis songer un peu parfois à marquer un temps de repos repos tu vois ce que c’est un instant pouf pouf immobile histoire de respirer

Un temps

Tiens regarde ça là devant là par terre enfin quoi de la merde dans les yeux là quoi bon voyons oh la la un médaillon un joli petit médaillon quoi c’est ça qu’est-ce que ça fout qui c’est qu’a laissé traîné ça là pas idée laisser ça au milieu du trottoir à quoi douze treize centimètres du mur je peux me tromper mais bon il me semble juste là un joli petit médaillon

Voyons

Pouf pouf comme qui dirait

Kesako

Oh la la

Un beau jeune homme un militaire un uniforme et un calot oh ça un beau calot une vieille photo qu’est pas d’hier ça c’est sûr pas d’hier la guerre de bon peut-être pas soixante-dix mais bon quatorze voire dix-huit un beau militaire bien sur lui propre et tout tout fier pas un sourire non c’est du sérieux regarde l’objectif devant lui droit comme un i

Enfin bon

Un médaillon quoi

Un type la gueule enfarinée la tronche coincée dans une rondelle autour du cou sans aucun doute peut-être le cou délicat d’une veuve une veuve de guerre avec la pension qui fait ting le trente du mois dans la tirelire ben alors ma pauv’ dame c’est y qu’on a perdu quequ’chose hein un petit médaillon hein

Bien ma chance

Tomber direct sur une relique

Papa qui sait pourrait être lui jamais connu alors tu penses mon bon papa qu’a fait la guerre qu’a traîné des jours vers là-bas comment ça se nomme le trou dans l’est où c’est que ça canardait sec à l’époque de quatorze ou bien dix-huit allez j’irai jusqu’à dix-neuf maman arrêtait pas répétait rabâchait l’histoire du père tombé au champ d’honneur répétait rabâchait son histoire et moi qui lui disais qui c’est tu crois convaincre hein pas pensable ça comme histoire hein
Respire mon vieux respire on va pas rester là cent sept ans à faire le pied de grue médaillon à la main faudrait voir à poursuivre hein compter les kilomètres quinze kilomètres et des poussières hein douze heures cinquante et puis basta hein ferme ça ça ira mieux

Mieux quoi

Papa dans la main à tenir compagnie

Drôle d’idée quand même trouver papa là et l’emporter de suite sans chercher à faire connaissance sans dire bonjour ni cher papa ceci cher papa cela

Allez continuer pas perdre de temps en baliverne pas oublier ma ronde à faire bientôt treize heures le temps ça passe hein

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6 février 2004
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