« Et qui serait en possession de la frontière ? »

1. D’abord, se souvenir sans nostalgie des jours où on lisait un livre après l’autre. Ces jours-là j’aurais lu L’incendie du Hilton [1] sans lire Société des amis de l’ancienne littérature, sans relire Exercice de la littérature ni feuilleter Tumulte à la recherche je ne savais de quoi.

             La correspondance « temps pour temps » proposée dans L’incendie du Hilton est celle-ci : lire en quatre heures le récit d’un « non-événement » qui a duré quatre heures.
             La correspondance durée d’une œuvre (film)-temps d’écriture avait été expérimentée à propos de Film de Samuel Beckett où un vieil homme quasi aveugle ayant les traits de Buster Keaton longe les murs d’une ville en ruines. François Bon passe maintenant la main au lecteur et lui propose la correspondance durée réelle/durée d’une œuvre (récit)-temps de lecture [2].

             Quatre heures c’est le temps nécessaire à François Bon, sitôt réveillé en pleine nuit par un message automatique lui demandant de quitter sa chambre d’hôtel, pour descendre les douze étages bétonnés aux issues closes d’une tour, être dirigé vers une patinoire déserte, attendre là avec un appareil photo et un ordinateur sans connexion, aller acheter un café chaud au Tim Hortons, marcher jusqu’à la gare centrale et retour, converser avec un vieil écrivain, regarder les camions de pompiers stationner au pied du Hilton Bonaventure puis repartir et c’est fini, l’incendie ne s’est pas propagé, les vitres n’ont pas volé en éclats, la tour ne s’est pas écroulée, il n’y a eu ni blessés ni morts, il peut remonter les escaliers, regagner la chambre où il ne se rendormira pas, demain c’est-à-dire tout à l’heure c’est à nouveau Salon du livre, il ne s’est rien passé ou presque.
             « Presque » ?
             Dix semaines après l’incendie, les quatre heures font un coude dans le temps et bifurquent vers une phrase : « Trouver des transparences noires », vers un carnet.

             Conversations, visages, attitudes des clients, employés et vigiles qui attendaient dans la patinoire, souvenir d’autres incendies, écho sourd de deux jours passés à Dreux dans un autre hôtel, tout cela est à retraverser, il y a aussi le mot Hilton et le nom de Gustave Flaubert, des photographies, des chambres, des villes, Genève, Calcutta, New York, un stylo-plume Schaffer et le clavier d’un ordinateur, des conversations à propos de Kafka, la présence des frères Rolin dans un bar, il y a encore l’insomnie, l’édition numérique, le commerce des livres.

             Les « négociations d’écriture » commencent : comment « faire tenir un incendie dans un carnet » ?

             Il y faudra plus de quatre heures : du 22 novembre 2008 au 17 mars 2009, de Montréal-départ à Montréal-retour.

             Je lis L’incendie du Hilton, je parcours d’autres textes de François Bon.

             Voilà, c’est dans une des cinq conférences sur la poétique données à la Villa Gillet de janvier à mai 1999 et publiées sous le titre Exercice de la littérature. Dans la deuxième, « Progresser vers une présentation du monde comme problème », c’est là : « Comment la littérature accède au vertical » :

Le champ de la littérature inclut son lecteur dans l’acte subjectif qu’il fait de lire. Ce qu’on déplace, ce n’est pas une représentation du champ littéraire, ni le regard ou la connaissance qu’on en a, mais c’est nous-mêmes qui nous déplaçons dans le regard que nous avons sur nos propres lectures, par le fait même de nommer, ou encore plus précisément : désigner le territoire de notre rapport subjectif à nos lectures.

             Les Misérables, Le Père Goriot et César Birotteau, Le Procès, Crime et Châtiment, La Recherche du temps perdu – François Bon y relève selon quels trajets, empruntant quels sous-sols, escaliers, couloirs et corridors, paliers, ascenseurs, ces œuvres arpentent et cartographient le monde, quelles pensées s’ébauchent et se nouent durant ces descentes et ces remontées. Il observe comment la narration s’introduit dans la ville, la sollicite, s’y installe à demeure ou s’en isole, remet en chantier les anciennes représentations et les recompose sous un nouvel angle, réordonnant nos bibliothèques, disposant ici et là des images, des phrases qui nous y attendront. Et ainsi, en la compagnie de qui – un enfant nommé Gavroche, une vieille usurière, un père et un commerçant ruinés, le bourreau, les Guermantes – ces romans conduisent aux rencontres d’aujourd’hui : Laetitia, Djamila et Mina qui disent, parlant d’elles, « on est d’Arthur-Martin », la marque désignant l’enseigne qui clignote au-dessus de la tour de Bagnolet où elles habitent.

La notion de ville comme superposition : non pas organisation hiérarchique de trajets, mais couches horizontales superposées en fonction même du statut du sujet qui la décrit, croisées parfois dans de mêmes points de rebroussement, c’est ce que la pratique immédiate de la ville nous enseigne, et que la pensée en s’ouvrant aux géométries non euclidiennes a appris pour elle dans un autre domaine.

             Voilà encore : Tumulte nous a déjà emmenés dans cette ville, Montréal, ou ses semblables [3] :

159. Surfaces selon supplément
Nouveaux modèles urbains
Dans cette ville, les galeries souterraines étaient si pratiques.
On y trouvait des boutiques où se vendaient les journaux : ce qui se passait au-dessus, ce qui se passait de par le monde on pouvait se tenir au courant. […]
On avait des îlots thématiques : les gares de Tokyo (où pourtant les galeries n’étaient pas souterraines, mais à l’étage), les galeries marchandes souterraines de Montréal, les échoppes orientales dans leur dédale serré avaient fourni autant de modèles pour des aménagements qui vous transportaient de monde.
Des galeries on accédait directement aux blocs d’habitation. […]
On n’aurait jamais pensé qu’en moins de vingt ans toutes nos villes auraient su se remodeler selon ces principes et circulations : on avait conservé, ici ou là, d’anciens centres-villes, qu’on visitait de façon touristique, qu’on montrait aux étrangers, parfois avec accès direct par les grands musées, quand à leur entrée souterraine vous choisissiez l’option ou le supplément « surface ».

             Je reviens sur mes pas, je relis :

Cet incendie du Hilton comme allégorie de la ville, et la ville comme allégorie du monde : où étions-nous, quelle ville, quel monde, qui soudain basculait dans son envers ? Il n’y avait plus de ville ni de temps : ces galeries, et le bruit du monde, s’il nous parvenait, nous n’en étions plus acteurs. Émigrants, plutôt, et jetés : à trois rues et une dizaine d’étages plus tôt, lors de la première alerte, surplombant ce ventre souterrain dont nous devions être, trois jours durant, les appendices. Garants de la continuité, d’un état stable du monde, et voilà : entracte.
Quatre heures très précisément, juste un bloc de nuit.

             Contre quel « bloc de nuit » - vitre, miroir, page, écran – le texte cogne-t-il ?

2. Ensuite, se souvenir sans nostalgie des jours où on comprenait un livre après l’autre.

J’ai aménagé le terrier et il paraît réussi. De l’extérieur, on ne voit en fait qu’un grand trou, mais en réalité ce trou ne mène nulle part ; déjà au bout de quelques pas on se cogne contre de la solide roche naturelle. Je ne veux pas me vanter d’avoir conçu ce stratagème délibérément ; il est plutôt ce qui reste de l’une de mes nombreuses et vaines tentatives pour construire, mais il m’a finalement semblé intéressant de ne pas combler ce trou [4].

             Dès les premières phrases, le récit de Kafka se tient sous nos yeux en pleine clarté, en plein sens. Un vertige nous attrape par les épaules, nous soulève et nous arrache à notre position assurée de lecteur afin de nous installer sur un des grand-huit de la littérature. Le mot « sens » ne convient pas. Le texte est le sens, il ne s’en dissocie pas.

Oui, tout se fait en un tour de main, dans les fictions, et cette consolation est une fiction, elle aussi.

             Le Terrier ne raconte rien en dehors ou au-delà de lui, il est le récit de son élaboration. Non qu’il se désigne de façon autoréférentielle, c’est son point de départ, un trou, qui ouvre la route. La lecture finie nous aurons beau y revenir, le découper, le désarticuler, le commenter, il n’en dira pas plus. L’être-animal du Terrier creuse la matière terre, explore les replis sombres, les impasses, les cailloux et les mottes, les réserves, les obstacles au travail qui est le sien : décrire, délimiter le territoire du dessous sans que la surface en sache rien, afin de la miner peut-être.

Il vaudrait mieux peaufiner le travail tout de suite, ce serait bien plus utile que de l’interrompre à tout bout de champ, de déambuler dans les galeries et de découvrir de nouvelles sources de bruit, ce qui n’a franchement rien de difficile, car cela ne demande rien de plus que de s’arrêter n’importe où et de tendre l’oreille. Et je continue à faire des découvertes inutiles. Il me semble parfois que le bruit a cessé ; il se manifeste à de longs intervalles, il arrive que l’on n’entende pas l’un de ces sifflements, le sang pulse trop fort dans les oreilles, alors deux intervalles se raccordent et n’en forment plus qu’un et on croit un moment que le sifflement a cessé définitivement. On n’écoute plus, on bondit, la vie entière est en révolution, c’est comme si s’ouvrait une source d’où la paix du terrier coule à flots.

             Il raconte pourtant une autre chose : le travail de sa lecture.
             C’est au tour du lecteur d’acquérir la pratique du sous-sol, d’avancer dans le récit à l’aveuglette, de déceler des sources de bruits parasites, découvrir de nouvelles galeries. La lecture creuse en lui son chemin. Et ce qu’il débusque c’est l’être-animal lisant dont il ne soupçonnait pas la fébrilité : une créature qui réclame du sens encore et encore.

3. Aussi, se souvenir sans nostalgie des jours où les temps de la conjugaison tenaient en place, venaient l’un après l’autre selon l’ordre convenu du temps. On croisait bien quelques occurrences du présent dans un récit au passé, mais elles reprenaient vite leur forme précédente dès le paragraphe suivant. Ces jours-là j’avançais dans une direction balisée du passé au futur en passant, comme de rien, par le présent.

             Je continue dans mes lectures.

             Société des amis de l’ancienne littérature est un « traité de la représentation du monde » en 223 pages et 53 chapitres.
             « Carte des mondes parallèles » décrit le Terrier contemporain :

On avançait donc progressivement dans l’idée de deux mondes parallèles, et juxtaposés.
Ce n’était plus une division, par exemple, des villes d’un côté et des zones rurales de l’autre : le moindre hameau avait sa boutique pour le réseau, un point de traverse en somme, équipant les commerçants locaux, et vous autorisant accès moyennant paiement. Quelquefois, simplement, c’était plus ou moins compliqué techniquement : on n’avait pas tout résolu. Et dans les grands centres urbains, vous pouviez être équipé du meilleur appareil, la traverse n’était pas forcément facile : voire délibérément hostile, à moins d’entrer d’abord dans un bureau, ou qu’un particulier ami vous prête sa propre clé.
Le mot accès était devenu d’ailleurs plus fréquent dans notre vocabulaire que celui de réseau. […] Quant aux pages regardées, aux images qui se révélaient de l’autre côté de l’accès, aucun recoupement prévisible : c’est un pays de toutes les langues et toutes les sources. Restait à considérer la liaison avec le pays qu’on disait réel : comme si l’espace source de nos pages l’était moins, et non pas fait de serveurs dédoublés, d’archives sécurisées, de transmissions dont on pouvait partout remonter la chaîne de façon concrète, et qui avait un vocabulaire simplement transposé de l’autre monde, pas du tout une métaphore, avec portes, portails, commutateurs, transferts à vitesse mesurable. C’est la carte, qui changeait : seulement la carte.
On nous accusait de devenir indifférent à ce que nous nommions, entre nous, le pays de la première carte. […]

             Le temps a roulé-boulé, s’est renversé : ce qui avançait c’est ce qui avancera, ce que changeait c’est ce qui changera, ce qu’on disait c’est ce qu’on dira. « L’imparfait ici est utilisé comme temps du futur », écrit François Bon. Adossés à l’imparfait sous couvert de futur, à quoi faisons-nous face ? À un présent qui n’a plus à être énoncé comme tel car il est l’acte même d’énonciation, son lieu - le fantastique induit n’est-il pas ce retournement de l’énonciation contre le temps qu’il raconte ?

4. Les verbes se conjuguent-ils selon le temps qu’ils énoncent ou selon le lieu de leur énonciation ? À la croisée de quelle typologie verticale et de quels sous-sols L’incendie du Hilton se tient-il ? Que mine-t-il du présent ?
             Il est temps de finir, de se souvenir sans nostalgie du temps où une question se posait après l’autre… La frontière que les questions ont à franchir a la minceur d’une feuille de papier, le tranchant d’une page de littérature.

Dominique Dussidour

14 novembre 2009
T T+

[1L’incendie du Hilton, roman de François Bon (Albin Michel, 2009).

[2On pense à d’autres mises en œuvre du temps : déroulement des gestes quotidiens organisé image après image par la caméra de Chantal Akerman dans Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles ; cycle de vingt-quatre heures de La Servante d’Olivier Py - autant de correspondances possibles entre la durée réelle et ses représentations, entre celles-ci et la durée de leur réception.

[3Images de la ville par Jérôme Schlomoff et François Bon dans hoboken plan fixe.

[4Franz Kafka, Récits posthumes et fragments, traduits de l’allemand par Catherine Billmann, Actes Sud 2008, collection Babel.