État de Weil, "Il est sept heures j’ai quatorze ans"

2. IL EST SEPT HEURES, J’AI QUATORZE ANS.

Un personnage :

Une femme.



On entend la chanson de Colette Magny : La Pieuvre.



« Le bagne, c’est fini, maintenant nos ouvriers ont du temps.

A 4 heures le matin, j’ai pu admirer les étoiles

je travaille en 4/8 à la Rodhiacéta

Mardi mercredi 4H-12H

jeudi vendredi 12h-20H.

Samedi dimanche lundi 20h-4H

repos jusqu’au jeudi matin

Juste le temps d’effacer la fatigue

pour retourner au travail plein d’entrain.

Merci Phone roulenc, trust de la chimie

premier groupe financier français

c’est grâce à toi qu’on peut s’embourgeoiser.

Un dimanche sur 4 toute l’année

a la Rodhiaméta.

Merci Saone Roulenc trust de la chimie

T’as baptisé nos usines avec des noms de fusée.

Des noms de vins capiteux.

Lyon Vaise gorge de loup,

belle étoile saint fond péage de Roussillon

Mais derrière les hauts murs de la Rhodiaméta

dans des locaux fermés éclairés au néon

la lumière la plus proche de celle du soleil

comme dit le patron

en travaillant en flux continu

à plus de trente degrés et 70% d’humidité

On devient tous nerveux

nos ulcères fleurissent nos ulcéres s’épanouissent

à la Rhodia méta. »



L’ouvrière :
Comment elle s’appelle, vous dîtes ? Colette Magny ?

Connais pas.

Moi, c’était plutôt l’Outre- Atlantique, vous voyez ? Gene Vincent, Bill Haley, Elvis, Johnny, tous ceux là. C’était ça nos idoles.

Et puis j’ai pas travaillé à la Rhodia. C’était surtout des hommes, là-bas. Moi, j’étais chez Weil.

Weil, avec un seul L, parce qu’il faut pas confondre avec le Weill de Paris qui a deux LL. C’est pas la même chose.

Nous, on était pas une marque, on travaillait à façon, pour Ted Lapidus. Pour Guy Laroche. Pour du bas de gamme, aussi. Je me souviens plus.

J’ai travaillé là-bas de 58 à 66.

Mon père est mort, j’avais 13 ans, ma mère a jamais travaillé donc c’est moi qui ai assuré.

J’avais pas le choix.

Au début, on m’a mise aux pantalons, c’était comme ça, on commencait toujours par les pantalons.

T’as salopé tout ça, tu recommences immédiatement, qu’elle disait la visiteuse.

La visiteuse, c’était celle qui controlait le pantalon de A à Z pour voir si c’était bien fait.

Il y avait la lanceuse

qui appuyait sur le bouton pour démarrer la chaîne

la visiteuse

qui vérifiait le boulot

et la chronométreuse

qui surveillait le temps.

Mais sinon les chefs, c’était que des hommes.

Les grands patrons, Mr Bernard, Mr Albert, ils étaient pas mauvais. Le problème, c’était les chefs d’atelier.

Il y en avait un qui braillait en permanence, je ne me souviens plus de son nom, mais quel gueulard !

Ils nous traitaient comme des moins que rien. Ils employaient le « tu » tout le temps. J’ai même vu quelqu’un se faire gifler. Ils avaient encore ces droits là.

Mais bon, on sortait de l’école, ça nous choquait pas vraiment. Et puis, on n’osait pas trop se rebeller parce que les parents, ils étaient du côté des patrons. Donc on disait rien.

On s’accrochait à nos idoles.


Elle chante : Souvenirs, souvenirs, de Johnny Halliday.



« Souvenirs, souvenirs

Je vous retrouve dans mon cœur

Et vous faites refleurir

Tous mes rêves de bonheur



Je me souviens d’un soir de danse

Joue contre joue

Des rendez-vous de nos vacances

Quand nous faisions les fous »



Tu viens griller une sèche avec moi ?

T’as vu Johnny, il s’est fait détrôner au hit-parade.

T’as fait quoi samedi soir ?

A chaque pause, on se retrouvait dans l’escalier.

Y en avait pas 36, il y en avait une le matin, et une l’après-midi.

C’était important l’escalier.

Le matin, c’était la cohue là-dedans. Fallait surtout pas arriver en retard. Le concierge faisait l’appel, il appelait chaque numéro, parce qu’on avait des numéros, moi j’étais le numéro 1869.

1869 !

1869 !

On commençait à 7h le matin, la pointée c’était 7h.

Si vous pointiez, et puis qu’il était 7h01, ils vous faisaient sauter le quart d’heure.

Moi je refusais de travailler à l’oeil, donc j’attendais 7h15 pour m’y mettre, mais ça faisait des histoires parce que c’était mécanisé, les boîtes s’entassaient, donc on pouvait pas s’arrêter toute seule dans son coin. On pouvait pas. On dépendait les unes des autres.

Fallait tout le temps se dépêcher.

Une fois il y a eu un ordre de grève par rapport aux cadences, on en avait marre. Le patron, Mr Bernard, il a fait irruption dans l’atelier 5 minutes avant la grêve.

Ça c’était le coup classique, il disait rien, il passait seulement.

Du coup, on était 3 à partir, sur 50. Personne a suivi.

Le lendemain, j’ai été convoqué par Mr Bernard, il m’a dit :

Mademoiselle, je comprends votre geste, vous avez perdu votre père très jeune

Ouh aïe, fallait surtout pas me dire ça.

Surtout pas.

Ça m’a mise par terre. J’aurais préféré qu’il m’engueule, mais non.

Ils savaient nous tenir les patrons, ils nous attrapaient par les sentiments.

Ils nous faisaient un sapin pour Noël, avec un petit goûter.

Et on avait des cadeaux pour les mariages, pour les naissances, pour les décès, un service de table, une couverture, un petit panier.

Et puis, on avait le droit d’aller acheter des vêtements à Saint-Claude, dans les stocks, à moitié prix.

Mais moi, j’y suis jamais allée parce que je pensais que travailler là-bas, ça suffisait, c’était pas la peine de me retrouver avec un truc sur le dos qui me rappelle le boulot !

Ah non alors.

Leur donner mon argent ?

Surtout pas.

1869 !

Tu parles d’une adolescence.

On se disait : c’est pas ça, la vie.

C’est juste pour un temps.

Parce que c’était pas notre objectif de finir là.

Moi, j’espérais qu’avec l’argent gagné, je pourrais retourner à l’école. Faire des cours pour être journaliste peut-être.

Peut-être pas journaliste, peut-être moins.

Mais enfin avoir la possibilité de faire autre chose.

Voir du pays

Découvrir le monde.

Mais je me suis rendue compte que c’était pas possible parce que d’une part

on gagnait pas grand chose

Et puis d’autre part, y avait pas toutes les possibilité qu’il y a maintenant de faire des cours à côté, y avait rien du tout !

Et puis je devais donner l’argent à ma mère.

Donc je pouvais pas, je pouvais pas.

Quand j’ai pris conscience de ça, il y a quelque chose qui s’est brisé.

J’étais plus là pour la même chose vous voyez ?

J’étais juste là pour bouffer, hein, pour parler franchement. Et là, on travaille plus du tout dans le même objectif, parce qu’on a plus d’espoir, on se dit que c’est pour toujours et que ça sert à rien.

Je suis partie en 66. Je suis allée chez Kelton.

Un temps.


Maintenant il n’y a plus rien de tout ça.

Ils ont rasé chez Weil, ils ont rasé chez Lipp, ils ont rasé Kelton, ils vont bientôt raser la Rhodia.

Ça fait bizarre.

C’est comme si on avait pas existé.


Elle chante :


« Souvenirs, souvenirs

Je vous retrouve dans mon cœur

Et vous faites refleurir

Tous mes rêves de bonheur


Souvenirs, souvenirs,

je me souviens de nos cadences,

des rendez-vous dans l’escalier

et des espoirs de nos 20 ans. ».


Violaine Schwartz

18 avril 2017
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